Martine Cerf - 29 Juin 2018
Le choix encore incertain de la liberté individuelle
Assumer le choix philosophique et politique de la liberté individuelle, et du type de droits qui vont avec, comme vecteur d’émancipation moderne permet d’éviter bien des écueils, qu’il s’agisse du différentialisme ou du communautarisme. Même si un tel choix impose une mise en œuvre de longue haleine et un combat de chaque instant.
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Lorsque l’Assemblée nationale adopte le 26 août 1789, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, elle fait un choix fondamental. Elle renonce juridiquement à penser les êtres humains comme incapables d’organiser seuls une société juste sans le secours de règles dites divines. L’ordre politique ancien, porté par la morale de l’Église catholique affirmait que les êtres humains devaient au contraire être guidés par le cadre moral déterminé par Dieu afin de les empêcher de céder à leurs mauvais instincts. Chacun était sommé d’avoir la foi et de se soumettre aux lois de l’Église, dans ses pensées comme dans ses comportements, sous peine d’encourir les pires châtiments dans ce monde-ci ou dans l’au-delà.
Quand la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen énonce dans son article 1er que : « Les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », elle institue une véritable rupture en reconnaissant aux êtres humains le droit et la capacité de décider pour eux-mêmes comme pour l’intérêt général. L’Assemblée nationale qui a voté cette Déclaration était également constituante et par nature, elle concevait ainsi le cadre de la loi qui allait s’imposer à tous.
L’individu libre et autonome
Les tenants de ces deux conceptions opposées prétendaient se prononcer selon la « loi naturelle » inhérente à la nature humaine. Cette notion d’une loi non écrite et réputée immuable qui apparaît dès l’Antiquité, chez les philosophes grecs, Sophocle l’exprimera par la voix d’Antigone
[1]. Elle se retrouve plus tard dans le christianisme, mais pas exactement avec le même contenu. Car cette idée imprécise fluctue selon les époques et selon les cultures, selon qu’on la conçoit du point de vue de l’individu ou de celui de la collectivité ou encore de celui d’un créateur supposé.
L’idée de la fixer dans une déclaration écrite date du XVIIIème siècle. La Déclaration de 1789 partait de l’Homme et devait servir l’Homme. Elle a ainsi posé clairement les principes sur lesquels les citoyens allaient s’appuyer pour élaborer démocratiquement leurs lois.
Ce faisant, l’Assemblée nationale constituante prend une option de société fondamentale, dont nous n’avons pas fini de mesurer toutes les conséquences. Elle décide d’en finir avec un ordre où la place de chacun et de chacune dans la famille, ses croyances, son statut social, sont prédéterminés par sa naissance. Elle extrait les hommes d’un ordre contraignant qui les oblige à se conformer à un modèle préétabli par d’autres qu’eux-mêmes et à se soumettre à l’Église comme à l’État, qui n’hésiteront pas à les mettre à mort en cas de désobéissance (ce fut le cas des protestants durant les guerres de religion ou du Chevalier de la Barre, condamné à mort pour « impiété »). Elle leur donne les clés pour construire leur liberté et en jouir dans le cadre d’une éthique et de lois élaborées par eux.
Il ne faut pas ignorer cependant qu’encore imbibés de valeurs anciennes, les hommes de 1789 avaient exclu la moitié de l’humanité de cet acte libérateur. Les femmes n’étaient pas censées profiter de cette liberté toute neuve ; elles restaient des citoyennes mineures, sous la tutelle des hommes et jouissant de droits limités. Olympe de Gouges s’était bien élevée en 1791 contre cette injustice, en publiant une
Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne qui proclamait l’égalité de la femme et de l’homme, mais en vain.
Nous n’en sommes plus là et lorsque les rédacteurs de la Constitution de 1958 ont intégré la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 au préambule, il était clair qu’ils considéraient qu’elle s’appliquait de la même façon aux femmes et aux hommes.
La conquête des libertés
Toujours en vigueur, cette Déclaration ouvrait la voie, dès sa promulgation, aux multiples libertés dont nous jouissons depuis lors, mais qu’il a fallu conquérir une à une, comme si cette proclamation de liberté fondamentale ne suffisait pas. En particulier, la liberté de conscience n’a été définitivement garantie que par la loi de séparation des Églises et de l’État, votée le 9 décembre 1905. En s’opposant de toutes ses forces à l’acquisition de cette liberté nouvelle et à la République qui la portait, le Saint-Siège agissait en cohérence avec les principes qu’il défendait.
De la liberté de conscience découle des changements majeurs de société, car elle donnait aux citoyens la liberté de critiquer et de ne pas suivre les préceptes qu’on leur avait jusque-là imposés, qu’ils soient ou non croyants. Pour mesurer l’opposition des conceptions républicaine et papales, il faut relire l’encyclique
Quanta Cura que Pie IX avait publiée en 1864, et son fameux
Syllabus, qui dénonçait en 80 articles « Les principales erreurs de notre temps » dans lesquelles il comptait tout à la fois la raison humaine qui se suffirait à elle-même, l’opposition à la révélation divine et au dogme catholique, la négation de la suprématie de l’Église sur la philosophie et sur la loi civile, la liberté de l’homme de choisir sa religion, la séparation entre l’Église et l’État, la séparation de la morale et de la loi divine, la liberté donnée à toutes les religions de s’exprimer qui conduisait nécessairement « dans la corruption des mœurs et de l'esprit »… Cette longue liste explique l’opposition farouche du Vatican à la République (opposition portée par tous les papes depuis la Révolution, à l’exception de Léon XIII) et ses efforts constants pour la faire échouer.
C’est à partir de 1879 que la République a pu se stabiliser, d’autant plus durablement qu’elle a procédé à la séparation de l’Église et de l’école de 1882 à 1886, puis des Églises et de l’État en 1905. Ce faisant elle s’est affranchie de l’influence du Vatican et de l’Église catholique qu’elle a cantonnée à son rôle spirituel, mais pas forcément de l’ancienne conception selon laquelle la société peut contester les droits des citoyens pourtant déclarés libres dès leur naissance. S’il est évident que la loi doit limiter certaines libertés pour garantir l’ordre public, il est manifeste que nombre d’interdictions ne sont que des survivances de l’ordre ancien qu’il faut savoir lever, l’une après l’autre.
En effet, passer d’un état de privation de liberté à celui de liberté intériorisée et « idéale » ne se fait pas immédiatement. Conquérir sa liberté de penser implique de dénouer les innombrables liens qui nous retiennent dans l’ordre ancien, à notre insu. Les oppositions et les débats que chaque avancée a suscités le montrent :
Le divorce ? Demandé par les tenants de la liberté individuelle, il était récusé par ceux qui n’arrivaient pas à penser le mariage comme un contrat civil et l’envisageaient uniquement comme un sacrement divin indissoluble. Pourtant c’est bien du contrat de mariage civil qu’il s’agissait et non du sacrement religieux sur lequel l’État n’a pas autorité. Cette liberté donnée à ceux qui le souhaitaient n’impliquait aucun changement pour ceux qui voulaient vivre un sacrement.
La contraception ? Le droit à l’IVG ? Le mariage pour les homosexuels ? On ferait encore le même constat. En particulier dans ce dernier cas, le mariage pour tous n’obligeait aucun hétérosexuel à épouser un personne de son sexe, mais les religions monothéistes peinent à accepter que leurs préceptes moraux ne s’imposent pas à toute la société civile.
Les avancées laborieuses vers l’égalité en droit des hommes et des femmes montrent aussi combien cet ordre ancien règne encore sur les esprits. Chaque nouvelle avancée législative a été le produit d’une conquête contre les préjugés et les stéréotypes sexistes qui empêchent de penser les relations entre les hommes et des femmes en termes d’égalité réelle. Accorder aux femmes la libre disposition de leur corps en ayant recours à l’IVG a été un rude combat qui est toujours remis en cause. Des responsables des religions monothéistes continuent d’en demander l’interdiction dans l’Union européenne, à commencer par le pape François lui-même qui l’a condamnée devant le Parlement européen. Ce faisant, il réaffirmait l’autorité que la société détiendrait sur le corps des femmes et sa croyance qu’un embryon est un être humain à part entière dès sa conception. (Il est assez troublant de voir que jamais l’Église catholique n’a déploré le nombre de femmes qui perdaient la vie lors d’avortements non médicalisés, établissant implicitement une hiérarchie de valeur entre un embryon à naître et la femme qui le porte.)
En 2017, à l’issue des élections législatives qui ont vu arriver une assemblée composée à 39% de femmes pour la première fois dans l’histoire de France, les propos sexistes entendus montrent à l’évidence que trop d’hommes et de femmes peinent à sortir des stéréotypes qui affirment l’inégalité de capacité des deux sexes.
La liberté individuelle est une conquête qu’Emmanuel Kant résumait dans sa fameuse injonction : «
sapere aude ! »
[2]… à la condition que la société le permette réellement. Qu’elle soit capable de refuser avec assez de force l’imposition de règles venues de l’extérieur. Un extérieur qui peut être une autorité morale, ou une famille, ou encore une communauté d’appartenance religieuse, ethnique, culturelle, etc. En affirmant la liberté des choix individuels, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen exclut que ces entités puissent avoir barres sur les personnes, mais nous n’avons pas encore tiré toutes les conséquences de ce choix, comme s’il n’était pas encore clair dans les esprits qu’il était déjà fait et plus à faire.
Tout récemment, les multiples accusations de viol que les femmes ont porté sur la place publique ont mis en lumière des comportements en lien avec l’ordre ancien. Au-delà des débats qui agitent encore la société sur le bien-fondé des sites comme #balancetonporc ou #metoo, cette explosion d’une parole trop longtemps contenue révèle le sentiment de saturation d’une génération de femmes qui a déjà dépassé le temps où elles étaient des objets à disposition d’hommes qui auraient le droit d’user d’elles à leur convenance. Cette libération de parole parfois désordonnée, excessive (mais pouvait-il en être autrement, après des siècles de silence imposé ?) pourrait bien accélérer l’avancée vers l’égalité réelle. Car ne nous y trompons pas, c’est bien de l’émancipation de l’humanité entière qu’il s’agit, hommes et femmes ensemble. Les femmes, perdantes dans le fonctionnement actuel de la société ne sont pas les seules victimes des stéréotypes imposés pendant des siècles. Combien d’hommes se sentent emprisonnés dans l’injonction d’être forts et conquérants ? Combien d’hommes en sont réduits à surjouer les manifestations de leur virilité, souvent au détriment des femmes ? On a bien là une double aliénation dont hommes et femmes doivent apprendre à sortir par le haut, c’est-à-dire par la pratique d’une égalité pleine et entière et par un dialogue également respectueux de part et d’autre. Notre liberté individuelle affranchie des injonctions extérieures peut nous y mener.
Droits individuels ou droits collectifs ?
Par opposition, un système qui reconnaîtrait des droits collectifs à une communauté accepterait que celle-ci impose ses règles à ses membres, même à leur corps défendant. La communauté peut se dresser en travers des libertés individuelles, comme le souligne Izhak Englard, professeur à l’Université de Jérusalem : « La notion d'autonomie d'une communauté religieuse transcende non seulement la liberté religieuse de ses membres, mais peut même s'opposer à elle. L'autonomie collective implique souvent l'exercice de pouvoirs légaux sur le membre individuel et une restriction de sa liberté personnelle. »
[3]
Un constat qui se vérifie au sein des communautés juives orthodoxes ou des communautés salafistes. Mais aussi plus près de nous, dans les sociétés libérales organisées en communautés, où l’on cultive légalement le multiculturalisme au nom de la liberté religieuse. Ainsi au Royaume-Uni sont institués des tribunaux religieux, compétents en matière de droit de la famille et auxquels les personnes peuvent avoir recours si elles le souhaitent. Les tribunaux civils sont ensuite chargés d’appliquer les sentences. On comprend bien que cette mesure vise à respecter la liberté religieuse de chacun, mais elle comporte deux inconvénients majeurs : d’abord d’appliquer des droits différents aux citoyens d’un même pays, ce qui contredit la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
[4]. Bien plus grave, comment avoir l’assurance que tous ceux qui ont recours à ces tribunaux le font librement, sans subir la pression de leur communauté ? Peut-on réellement croire qu’une femme musulmane va de son plein gré confier son divorce à un tribunal de la charia qui lui enlèvera ses enfants dans la plupart des cas, alors qu’elle pourrait en conserver la garde en passant par une juridiction civile ?
La République française a fait le choix des droits individuels et non des droits collectifs et il faut bien constater que cela protège mieux les personnes. Pourtant chaque nouveau débat de société repose la question de l’opposition entre l’affirmation de la liberté promise par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la volonté de le soumettre à des règles issues de préceptes religieux, comme nous n’avions pas choisi, sans la moindre équivoque possible de fonctionner selon la liberté individuelle de tous. En finir avec ce débat nous conduirait à nous concentrer sur le cadre éthique que nous donnons à nos libertés, et non sur le bien-fondé de ces libertés elles-mêmes.
Dans le débat sur la fin de vie, comment justifier qu’on refuse à une personne qui juge que sa vie ne vaut plus d’être vécue, de mettre fin à ses jours. Pourquoi ne pas accepter qu’il décide pour lui-même ? Cela n’empêcherait nullement ceux qui se veulent attendre leur mort naturelle, quoi qu’il arrive, mais pourquoi l’imposer à tous ? Au nom de quelle morale ancienne devrait-on contraindre une personne à agoniser interminablement, même sous sédatifs, si elle le refuse ?
En assumant pleinement le choix fait en 1789 de la liberté individuelle, nous dépasserions les contraintes imposées aux personnes et nous nous concentrerions sur le cadre éthique indispensable à concevoir et à mettre en œuvre pour éviter les abus.
En assumant ce choix, volontairement, délibérément, en toutes circonstances, nous ferions alors une avancée majeure dans la construction d’une société qui respecte les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, qu’elle s’est elle-même donnés.
Martine Cerf,
coach et formatrice en management (retraitée), secrétaire générale de l’association EGALE, codirectrice du Dictionnaire de la laïcité, Armand Colin, 2011.
Mots-clefs : liberté, Etat, Eglise, laïcité, égalité hommes-femmes
[1] …Et je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables des dieux !
[2] « Les Lumières c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre. C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité, dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Telle est donc la devise des Lumières. »
[3] Izhak Englard, The American Journal of Comparative Law, Vol. 35, No. 1, (Winter, 1987), pp. 185-208
[4] Art 1 : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.