Gilles CLAVREUL - 26 Oct 2018
TERRITOIRES ET SECURITE
La vidéo d’un lycéen braquant d’un pistolet – finalement factice – son enseignante pour qu’elle le compte parmi les présents, devenue virale, a ajouté un nouvel épisode à l’interminable feuilleton des violences scolaires, de leur étendue, de leur gravité, et des moyens de les combattre.
Il y a presque vingt ans, un groupe d’élèves de l’ENA dont j’étais s’est vu confier un thème de séminaire collectif sur les violences scolaires : territoires qui décrochent, jeunesse en perte de repères, éclatement des modèles familiaux, instabilité des équipes pédagogiques, mal-être des profs, gestion des ressources humaines défaillante, insuffisance des remontées. Le thème était déjà bien présent, alors, dans le débat public. Rien n’a vraiment changé depuis : ni ces constats, qu’il faudrait plutôt durcir ; ni les querelles semble-t-il indépassables entre tenants d’un retour à l’autorité stricte et à l’enseignement traditionnel, et partisans d’une pédagogie compréhensive et adaptée.
Laissons « pédagogistes » et « disciplinaires » à leurs éternelles disputes, centrées sur la recherche d’un hypothétique et providentiel coupable. Le problème se situe en réalité à deux niveaux : l’organisation du système éducatif et les conditions d’exercice du métier enseignant d’une part ; les fractures sociales et territoriales croissantes, qui se reflètent dans le quotidien des établissements scolaires.
Tout d’abord, le système éducatif souffre de son hyper-centralisation, du peu de marge d’initiative laissée à ses acteurs – et notamment aux deux échelons décisifs : l’enseignant et l’établissement – et d’une gestion des ressources humaines qui marche à l’envers, affectant les personnels les plus jeunes et les moins expérimentés dans les zones les plus difficiles. Confrontés à un problème, les uns et les autres n’ont d’autre choix que de le régler seuls, tant ils ont intériorisé que « signaler » ne peut avoir que des effets nuls – la hiérarchie ne réagit pas – ou négatifs – « il ne tient pas sa classe / son établissement ». Dans ces conditions, seul le haut niveau de conscience professionnelle des professionnels de l’éducation compense un peu cette organisation dysfonctionnelle.
Le deuxième mal dont souffrent certains établissements est l’aggravation des fractures sociales et territoriales. Certes ce n’est pas le cas du lycée de Créteil où cet incident s’est déroulé, mais c’est le cas de tant d’autres, tels celui que dépeint l’ex-principal de collège de Marseille Bernard Ravet dans Principal de collège ou imam de la République. Or non seulement le système éducatif ne combat plus ces inégalités croissantes, mais désormais il tend même à les renforcer : la qualité, réelle ou présumée, des collèges et des lycées devient un facteur décisif d’implantation des familles, au point d’influer de façon déterminante sur le prix de l’immobilier. Qui, parmi les responsables politiques, pour évoquer ces mouvements de fond, qui sont infiniment dangereux pour notre cohésion sociale
EUROPE
Les services du Parlement Européen se félicitent des derniers résultats de l’Eurobaromètre : ils indiquent un attachement inégalé des citoyens Européens à l’Union Européenne depuis la création de cette enquête. Aujourd’hui, seuls 17% des Européens voteraient pour une sortie de l’Union, et 68% regardent la participation de leur pays comme une « bonne chose ». Le Brexit aura eu au moins un effet pédagogique.
Pour autant, ces résultats sont en trompe-l’œil. Quand on les regarde de plus près, ils indiquent un décalage croissant entre une Europe du nord et de l’ouest globalement europhile et confiante, et une Europe du sud et de l’est inquiète pour l’avenir, critique envers les institutions de l’Union et très préoccupée par les enjeux sécuritaires et migratoires. Le cas de l’Italie se singularise, pays fondateur et moteur, dès l’origine, de la construction européenne, et qui a subi une triple crise : crise de la dette, crise migratoire et crise politique. Immédiatement après les questions régaliennes, en tête des préoccupations des Européens – la crise migratoire a laissé des traces profondes – viennent les questions sociales et environnementales : les Européens – les Français plus que les autres – veulent voir l’Europe lutter contre les inégalités et contre le réchauffement climatique.
C’est pourquoi, dans la perspective des prochaines élections européennes, ceux qui prétendront défendre la cause européenne devront se garder de la tentation d’installer un clivage entre progressistes et populistes : ce n’est pas ce qu’attendent les électeurs. Ils ne se contenteront pas, en effet, d’être rassurés sur l’ancrage dans l’Europe ni même dans l’euro – même s’ils y tiennent - et ne se mobiliseront pas pour la défense de valeurs démocratiques qu’ils considèrent, sans doute à tort d’ailleurs, comme acquises. En revanche, laisser aux « populistes » la question migratoire et éventuellement celle des inégalités, c’est leur faire un dangereux cadeau électoral.
TURQUIE – ARABIE SAOUDITE
Digne d’un mauvais film d’espionnage, l’exécution à moitié avouée de l’opposant et journaliste Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul est une très mauvaise affaire pour le régime saoudien et notamment pour son nouvel homme fort, Mohammed Bin Salman, qui à trente-trois ans avait réussi, au terme d’opérations spectaculaires, à subvertir l’ordre successoral pour s’installer comme seul héritier de la dynastie des Saoud. Lancé dans une entreprise de modernisation du pays à marche forcée, MBS a multiplié les signes d’ouverture, opéré un rapprochement stratégique en direction d’Israël et des Etats-Unis et entamé un bras de fer contre l’axe frériste dont le Qatar est le pivot. Son « Davos du désert » devait être une pièce maîtresse de son offensive de charme envers des Occidentaux tout disposés à être séduits, perspectives commerciales et intérêts géopolitiques aidant. Las : l’affaire Khashoggi a détruit en quelques heures ce que la dévastatrice campagne au Yémen et la timidité des réformes internes n’avaient pu entamer. A l’extérieur, MBS a vu ses soutiens s’évanouir ou, à tout le moins, s’efforcer à une prudence inédite, comme Donald Trump. A l’intérieur, les prochains jours diront si ce faux pas, qu’il lui soit directement imputé ou pas, aura raison de son ascension fulgurante.
Les malheurs des uns faisant le bonheur des autres, cette affaire donne à Erdogan, fragilisé par la crise économique plus encore que par ses choix géostratégiques hasardeux, de reprendre la main et de poser en improbable garant de la liberté de la presse. On mesure à quel point tout reste précaire dans cette région du monde, combien les signaux positifs doivent y être accueillis avec réserve, et combien la stabilité, dont nous avons pourtant besoin pour nos intérêts propres, se trouve loin à l’horizon.