Laurent BOUVET - 9 Nov 2018
Décalages L’« itinérance mémorielle » du Président de la République à l’occasion du centenaire de la victoire de 1918 laisse une impression étrange, celle d’un décalage. Le choix présidentiel de ce long voyage dans l’Est et le Nord du pays, afin non seulement de commémorer la Grande Guerre dans certains de ses lieux emblématiques mais encore d’aller à la rencontre du « pays réel » dans des régions qui souffrent plus que d’autres de la désindustrialisation et de la crise économique, s’est cogné… au réel. La concomitance du voyage présidentiel et du mécontentement national au sujet de l’augmentation du prix de l’essence a à la fois amoindri la portée du message mémoriel du déplacement et amoindri la portée de sa « rencontre » avec les Français sur le terrain. Deux fonctions très différentes du chef de l’Etat ont en effet été mobilisées chaque jour et parfois plusieurs fois par jour au risque non seulement qu’on ne les distingue plus mais surtout qu’on ne les reconnaisse plus. D’une part, celle de l’incarnation : le Président de la République, grave, recueilli, au nom de tous les Français, sur les lieux de mémoire de la Première Guerre mondiale, pour rappeler la brutalisation et le sacrifice de tout un peuple. De l’autre, celle de la représentation : le Président de la République répondant de sa politique aux interpellations, expliquant ses choix économiques, se débattant dans la polémique politique quotidienne. Verticalité contre horizontalité, autorité contre banalité, stature contre sondages. Sans doute le format de ce genre de voyage présidentiel de plusieurs jours n’est-il plus adapté à une époque d’immédiateté de la communication. Le Général De Gaulle qui pratiquait volontiers l’exercice n’avait pas à répondre à d’incessantes sollicitations. Difficile aujourd’hui de donner du temps au temps lorsque l’on doit passer d’une visite mémorielle et d’un salut au drapeau à un discours sur la reconversion industrielle tout en répondant sur le prix de l’essence. Les images se succèdent mais elles sont floues, les messages s’enchaînent mais ils sont inaudibles. La multiplication des sujets et des enjeux sur une aussi courte période de temps, à travers une communication voulue comme permanente, dévalorise mécaniquement la parole politique. Celle du Président de la République n’échappe pas à cette règle. Et les risques d’une sortie de route augmentent eux aussi. La polémique à propos d’une cérémonie aux Invalides où aurait été commémorée la mémoire de tous les maréchaux de France de la Première Guerre mondiale, et donc de Pétain, l’a démontré. La focalisation médiatique sur ce raté de l’organisation des commémorations a pratiquement effacé tout le reste pendant deux jours. * * Les élections de mi-mandat aux Etats-Unis (renouvellement de la Chambre des Représentants et d’un tiers du Sénat au niveau fédéral) ont permis cette semaine, malgré le victoire attendue des Démocrates à la Chambre, à Donald Trump d’affermir son emprise sur le parti républicain. Au Sénat, sa majorité s’est étoffée et, surtout, de nombreux élus savent désormais qu’ils lui doivent leur élection, ce qui comptera double pour la présidentielle de 2020. Mais la leçon principale de ces élections tient surtout au fait que le populisme – dont il faut toujours rappeler qu’il est un style politique et non une doctrine – permet non seulement de conquérir mais de durer au pouvoir. Pour une raison simple : il témoigne d’un mouvement profond dans l’électorat, et donc dans la société, et non d’une protestation passagère. Ce qui devrait, a minima, retenir l’attention de tous ceux, de ce côté-ci de l’Atlantique, qui entendent faire campagne en vue des prochaines élections européennes « contre le populisme ». Tenter de dramatiser le scrutin, en en appelant à la mémoire des années 30 par exemple, risque en effet de n’être d’aucun secours aux défenseurs de l’Union européenne. Car ce n’est pas à un nouveau fascisme auquel nous avons à faire aujourd’hui mais à une demande politique, sociale, culturelle… qui s’exprime, précisément, dans le cadre démocratique pour exiger son respect. Le vote pour les partis et personnalités « populistes » n’est pas un vote anti-démocratique, c’est un appel au respect par les « élites », par le « haut », de la démocratie. La disqualification immédiate – par reductio ad hitlerum – de tout ce qui n’est pas « acceptable » politiquement devient ainsi elle-même un enjeu du débat public et politique. Elle met en effet en lumière l’éloignement de toute une partie de la population par rapport à l’autre, et renforce à la fois le sentiment d’abandon et la défiance générale vis-à-vis du « haut » chez un nombre croissant de nos concitoyens. Dans un sondage de l’IFOP « Les Français et le pouvoir », publié le 31 octobre, 41% des sondés ont ainsi répondu (à une question longue et complexe) qu’ils pourraient accepter un « pouvoir politique autoritaire » face à une situation de crise démocratique aiguë (i.e. aucun responsable politique élu ne disposant plus d’une légitimité suffisante pour entreprendre des réformes). Qui définit en effet, en démocratie, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ? Une société démocratique dans laquelle une partie de la population – la mieux intégrée à la mondialisation et la mieux protégée de ses effets négatifs – dicte en permanence, quel que soit le pouvoir en place, à l’autre partie ses règles, ses normes et ses exigences en lui expliquant, n’est pas viable. Ainsi, par exemple, peut-on s’interroger sur l’opportunité de culpabiliser des Français qui ont quotidiennement besoin de leur voiture en leur expliquant qu’ils sont responsables de l’aggravation de la dégradation de l’environnement, alors qu’ils doivent déjà supporter le coût de l’augmentation du prix de l’essence. Autre exemple : expliquer à longueur de journée que le seul réel danger politique vient de ce populisme ne permettra certainement pas de lutter plus efficacement contre les violences quotidiennes dans certains quartiers, à l’école, contre les homosexuels, comme on l’a vu récemment, ou encore contre les juifs (le premier ministre vient d’annoncer que les actes antisémites sont en hausse de 69 % en 2018) qui lézardent chaque jour un peu plus la société.
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