Laurent BOUVET - 21 Déc 2018

Identités et systèmes de valeurs

Gilets Jaunes : une intranquillité française

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Bien malin qui peut aujourd’hui dire avec certitude de quoi le mouvement des Gilets Jaunes est, politiquement, le nom. Ce ne sont pourtant pas les analyses et les explications qui manquent depuis des semaines, chacun cherchant à faire rentrer dans sa grille d’interprétation un objet politique non identifié aussi insaisissable qu’il est inédit.

De la révolte fiscale à la crise de régime, du complotisme à la légitimation de la violence, de la revanche contre l’élection d’Emmanuel Macron à la disruption par rapport à la vieille politique, on a eu droit à tout. On sait même aujourd’hui assez précisément, d’un point de vue sociologique du moins, qui sont ces Français qui s’installent sur les ronds-points et défilent dans les rues des grandes villes vêtus de ce qui était jusque-là un vêtement technique destiné à être visible sur la route.

Un révélateur puissant des problèmes français

Qu’il faille interroger et ausculter ces Gilets Jaunes, c’est incontestable. Même si ce qu’on entend n’apparaît finalement ni neuf ni original aux observateurs les plus attentifs de la société française depuis des années. Qu’il faille les écouter plus attentivement que ne l’ont fait pendant ces mêmes années aussi bien les politiques que les journalistes ou les chercheurs en sciences sociales, c’est indispensable. Les Gilets Jaunes disent quelque chose, collectivement, malgré les contradictions, les incohérences et les simplismes des discours individuels, sur la France, sur ce que nous sommes. Ils disent aussi à toute une partie de la société ce qu’elle refuse de voir et de reconnaître. Pour tout cela, ce mouvement aura déjà été très utile. La parole des Gilets Jaunes renvoie, d’emblée, au niveau architectonique de la politique. C’est un révélateur, puissant, des problèmes français comme on n’en a pas vu depuis bien longtemps.

  Ils nous invitent à nous pencher, tous ensemble, sur les causes du mouvement plutôt qu’à essayer de suivre à la trace, la plupart du temps en les instrumentalisant, les revendications qu’ils affichent. Ils formulent une demande politique et non une offre. Qui peut en effet dire avec certitude le projet fiscal ou le projet institutionnel qui se dessine aujourd’hui à partir des revendications des Gilets Jaunes ? Chaque proposition, on le voit par exemple avec la soudaine revendication d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), soulevant immédiatement autant de problèmes qu’elle est supposée en résoudre.

Le paradoxe de la demande d’Etat

Nul ne peut pourtant rester silencieux et faire comme si rien ne s’était passé. L’état de sidération n’est pas un état politique. Il faut donc tenter, malgré la difficulté et le manque de lisibilité du mouvement, de distinguer quelques éléments qui ont conduit à son développement. On proposera ici comme terme-clef celui de « tranquillité ». Il semble en effet qu’un des traits communs de ces quelques semaines de protestation et de réveil politique renvoie à l’expression d’un double et, a priori, paradoxal besoin de tranquillité de la part des Français vis-à-vis de l’Etat (entendu ici comme la puissance publique au sens général). Double et paradoxal car s’il s’inscrit bien dans le cadre politique français d’un rapport entre le régalien et le populaire, le long d’une colonne d’air qui structure notre identité politique profonde ; il repose à la fois sur une demande de davantage d’Etat et de moins d’Etat, ce qui rend difficile sa classification selon les lignes de clivage politique classiques.

La demande de davantage d’Etat est bien une demande de tranquillité, qu’on pourrait traduire ici par un mélange d’autorité et de sécurité, celle-ci prise dans tous les sens du terme : publique, économique, sociale, culturelle. Nos concitoyens expriment le besoin d’une puissance publique plus forte et plus présente à la fois sur l’essentiel : la sécurité des biens et des personnes, partout sur le territoire, sans exception aucune, depuis la lutte contre le terrorisme jusqu’à celle contre la petite délinquance et les « incivilités » ; la sécurité économique et sociale, c’est-à-dire la garantie à travers le système éducatif et la solidarité nationale de la possibilité pour ceux qui consentent au respect des règles communes de vivre de leur travail et d’offrir à leurs enfants les meilleures conditions possibles d’entrée dans la vie adulte ; la sécurité culturelle, celle qui permet, dès lors que l’on en accepte les principes et les valeurs, de se projeter dans une communauté de destin, nationale avant tout, sans avoir à craindre d’en être exclu à raison de ce que l’on est. Cette demande d’autorité et de continuité (dans l’espace et dans le temps), républicaine, est au coeur de la demande politique contemporaine de nos concitoyens, sous de multiples formes. Résultats électoraux et enquêtes d’opinion en témoignaient déjà de longue date avant que le mouvement des Gilets Jaunes vienne le confirmer de manière spectaculaire ; « nous ne voulons pas être aidés, nous voulons vivre décemment de notre travail » pouvait-on entendre récemment sur un rond-point.

Pourtant, une autre demande de tranquillité est également adressée à la puissance publique : nos concitoyens veulent être laissés tranquilles. Ils aspirent à une tranquillité administrative, fiscale, procédurière… Ils veulent que l’Etat leur fiche la paix, qu’il les laisse vivre, travailler, se reposer, profiter de leurs loisirs, etc., sans exiger sans cesse d’eux tel ou tel comportement supposément vertueux, sans les entraver ni les contraindre par des législations et des réglementations foisonnantes, incompréhensibles ou incohérentes, sans les orienter ou les assister en permanence plutôt que de les laisser libres de leurs choix et modes de vie. Ils veulent de la liberté, individuelle ou collective, peu importe, par rapport aux innombrables normes et tracasseries de tous ordres qui leur tombent littéralement dessus, et dans des proportions démultipliées par le nombre croissant des niveaux de décision administratifs, depuis l’Union européenne jusqu’à la commune, sans qu’ils n’en perçoivent plus ni la logique d’ensemble ni le sens pratique. Nos concitoyens aspirent à une forme de simplification – d’autant que celle-ci leur est sans cesse promise avec l’avènement de l’âge numérique ! – alors que bien des démarches, des procédures et des formalités sont de plus en plus complexes. Ils se sentent suffisamment mûrs, démocratiquement et en termes d’éducation – c’est le résultat de la politique d’élévation générale du niveau de formation et de diplôme – pour décider librement de ce qu’ils veulent et doivent faire.

Pour l’Etat qui protège, contre l’Etat qui empêche

Or, depuis des décennies maintenant, c’est précisément le contraire qui se produit. L’Etat dans ses fonctions régaliennes et d’instituteur du commun a reculé alors qu’il est devenu une instance de « gouvernance », hyper-régulatrice et managériale, omniprésente. Nos concitoyens ont vu s’effacer l’Etat qu’ils souhaitent au profit de celui qui s’impose à eux alors qu’ils ne lui demandent rien. Et c’est sans compter ici le pesant discours moralisateur et idéologique qui a accompagné ce double mouvement sous la forme d’une critique permanente de toute verticalité et de toute autorité d’un côté ; et de promotion insistante d’une horizontalité, d’un « vivre ensemble » aussi supposément vertueux qu’il est impératif et obligatoire, de l’autre.

  Le cri politique poussé par les Français aujourd’hui à travers le soutien qu’ils manifestent aux Gilets Jaunes est autant celui de la stupeur que d’un ras-le-bol devant cet Etat qui s’est défait, en quelques décennies, de pratiquement tous ses habits historiques pour revêtir le costume, aussi étriqué que ridicule, d’un contrôleur tatillon de nos habitudes, moeurs et modes de vie.

Un Etat qui joue véritablement son rôle dans le monde incertain qui est le nôtre et qui assume ce qu’il est, dans la continuité de son histoire, sans s’attribuer sans cesse des fonctions pour lesquelles il n’est pas fait, voilà sans doute par quoi il faudrait commencer si l’on voulait réfléchir à un projet politique qui réponde à ce cri. Les Gilets Jaunes ont l’immense vertu de l’avoir fait entendre alors qu’il était jusqu’ici étouffé. Cela ne fait certainement pas une politique mais c’est déjà considérable si l’on veut bien dépasser l’actualité brûlante de la contestation et des réponses, circonstancielles, qui lui sont apportées.