L'AURORE - 13 Fév 2019
L’hommage du LOL à la vertu ?
Dans notre texte manifeste La République que nous voulons, nous exprimions à la fois notre attachement et nos inquiétudes sur la liberté d’expression et d’information, compte tenu des bouleversements induits par la révolution numérique et l’avènement des réseaux sociaux. C'est pourquoi nous considérons avec sérieux et inquiétude cette affaire de la « Ligue du LOL ».
Elle est tout sauf anecdotique : elle dit quelque chose de la façon dont se fabrique l'opinion publique de nos jours, de la pression de tous les instants qui s'exerce sur les acteurs de la communication, en particulier les aspirants-journalistes, pour faire du clic par tout moyen, et parfois à n'importe quel prix. Cette affaire dit aussi quelque chose du puritanisme et de l'hypocrisie de notre époque.
C'est pourquoi nous publions ce texte collectif : pour analyser et comprendre ce que cette affaire révèle et met en jeu, au-delà des dérapages d'une bande de copains ivres de leur pouvoir nouveau, et des séductions piégeuses du petit monde de l'Oiseau Bleu.
@LAuroreRP
L’hommage du LOL à la vertu ?
« LOL de nuit, terre des hommes ! » On serait tenté de reprendre aux féministes leurs slogans imagés des années 1970 pour décrire ce à quoi nous assistons depuis bientôt une semaine au sujet de la désormais célèbre
Ligue du LOL, du nom de ce groupe d’une trentaine de jeunes professionnels des médias et de la communication qui ont sévi sur Twitter durant plusieurs années. En effet, à peine révélée, l’affaire semble déjà jugée : « Les membres de la “Ligue du LOL”, nous expliquent certains militants (ici Aude Lorriaux citée par Libération), se sont construits collectivement une image de “mecs cools”, de personnes marrantes, brillantes. C’est grâce à cet esprit de corps masculin qu’ils ont atteint les postes de pouvoir qu’ils occupent aujourd’hui. C’est la logique même du sexisme qui sévit toujours dans le journalisme ».
Le #MeToo des médias ?
La culture du LOL, une culture du viol ? En effet, à écouter les victimes et leurs avocats auto-proclamés, les moqueries, les bons mots et l’acharnement à ridiculiser ceux – et surtout celles – qui se mettent en scène sur les réseaux sociaux seraient le fait d’hommes biberonnés à un virilisme qui gangrènerait jusqu’au sommet des rédactions. Un sexisme systémique dont cette Ligue serait le dernier exemple en date. Après le monde du cinéma, voici venir le #MeToo des médias !
C’est le sens du dossier qu’a consacré à cette affaire Libération, dont deux journalistes actuellement en poste et deux autres qui y ont travaillé antérieurement ont été membres du groupe incriminé. Tout dans cette affaire désormais nationale – mais en réalité très parisienne – prend un aspect diabolique : le mot Ligue par exemple, au sulfureux parfum de sédition. Mais il y a davantage : non contents de harceler en meutes des jeunes femmes, les hommes de la Ligue du LOL se seraient en réalité fait la courte-échelle pour progresser socialement. Qui à la rédaction en chef des Inrocks, qui à celle de Slate et qui encore dans des postes à responsabilité au sein de divers journaux en ligne. « Il est possible, affirme Libération, de dresser un premier portrait des cibles privilégiées de ces campagnes de cyberharcèlement : des femmes, féministes, journalistes, blogueuses, youtubeuses en début de carrière, des membres de la communauté LGBT, des personnes racisées ou des hommes ne répondant pas à leurs critères de masculinité ».
Mais pourquoi tant de haine envers ces pauvres victimes, serait-on tenté de demander ? Parce que ce harcèlement n’est pas un dérapage, une bêtise, une connerie, un truc d’ados qui a mal tourné ou tout simplement de la méchanceté, voire le vice caché propre à tout réseau social. Non, cette haine est socialement déterminée : ces hommes hétéros-beaufs, cisgenres, blancs et masculinistes, comme disent aujourd’hui les militants intersectionnels, défendent leur pouvoir comme hier la noblesse défendait ses privilèges ou la bourgeoisie ses rentes. C’est de domination qu’il s’agit.
Il n’y a donc pas de mal qui tienne, que des mâles qui se soutiennent. C’est la narration rassurante qui est en train de se mettre en place autour des membres de la Ligue du LOL, dont certains ont tenté des contritions dont on sait pourtant qu’elles ne satisfont que très rarement les Torquemada 2.0. Peu importe qu’il y ait des femmes parmi les membres de la Ligue ou des hommes parmi leurs victimes, tout est de la faute du patriarcat, sans oublier l’effet néfaste, unanimement dénoncé, du réseau social. Honte à l’Américain Twitter et sus au machisme immémorial !
Machisme 2.0 ou lutte pour les post(e)s ?
Pourtant, cette fois-ci le récit a du mal à tenir la distance. Deux ou trois choses ne tiennent pas la route dans ce scénario noir de la honte masculine 2.0.
Examinons d’abord la nature des « crimes » : plaisanteries, moqueries, canulars, rumeurs, harcèlement, menaces… Tout ne se vaut pas dans ces pratiques. Certaines tombent sous le coup de la loi, d’autres sont réprouvées par la morale commune, certaines seulement par le bon goût. Or, l’émotion des victimes qui parlent aujourd’hui tend à mettre tous ces actes sur le même plan : des crimes qui les ont empêchées de s’épanouir professionnellement. En effet, on ressent d’abord, dans ces récits, le souffle glaçant de la camaraderie virile, où chacun s’autorise de l’outrance de l’autre pour ne pas déchoir devant le groupe. On ne peut s’empêcher d’entendre battre le
Cœur supplicié de Rimbaud, que les rires « ithyphalliques et pioupiesques » des marins en bordée acculent à la nausée :
« Mon triste cœur bave à la poupe…
Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe »
Tentons de prendre un peu de recul sociologique pour comprendre ce qui, au-delà de la psychologie et des pentes individuelles, pousse des acteurs sociaux à se comporter ainsi, sur un marché informationnel passablement embouteillé : pour nombre d’entre elles, les victimes de la Ligue du LOL étaient de jeunes professionnels cherchant à exister numériquement pour en tirer un avantage matériel ou symbolique (poste, embauche, visibilité rémunérée etc.). On peut donc émettre l’hypothèse que leurs « bourreaux » sont d’abord des concurrents sur le marché du
like, de la notoriété et de la visibilité spectaculaire. Entre 2009 et 2013, années où ont eu lieu la plupart des faits, Twitter était le réseau où des créatifs et de jeunes journalistes cherchant à sortir de l’anonymat se devaient d’être actifs. Cette concurrence existe encore mais elle s’est largement déplacée sur Youtube, SoundCloud et Instagram. Restent sur Twitter des journalistes et… des militants. Ce sont eux qui aujourd’hui s’en prennent aux anciens de la Ligue du LOL et à leurs principales figures. A l’examen, on s’aperçoit d’ailleurs que certains intervenants prenant la défense des victimes, et parfois victimes elles-mêmes, peuvent à l’occasion se muer en procureurs, sinon en bourreaux, lorsqu’elles ont repéré un « twitto » dont les positions leur déplaisent. Des harcelés harceleurs ?... C’est la règle chez tous ces grands et moins grands fauves qui peuplent les réseaux sociaux ; un peu comme les courtisans dans
Ridicule, le film de Patrice Leconte.
On touche ici au second point aveugle du récit édifiant qui nous est servi aujourd’hui : le statut de ces bourreaux et leur identité professionnelle. Les intéressés sont quasiment tous des salariés en vue du secteur de la presse et plus largement de la communication. Ils répondent donc, en principe, à une éthique professionnelle précise. La grande majorité d’entre eux l’ont théoriquement apprise des bancs de l’Ecole Supérieure de Journalisme (ESJ) de Lille dont ils sortent quasiment tous. Que leur est-il donc arrivé ? C’est ce que se demande à juste titre Laurent Joffrin dans son édito de Libération qui une fois encore dénote avec le reste de son journal : malgré ce qu’en disent ses troupes, il ne semble pas croire à la fable de la domination masculine qui aurait mal tourné (ou trop bien, c’est selon). Il s’interroge plutôt sur cette déontologie dont n’ont pas su faire preuve ses propres journalistes. Quelles sont « les règles qui doivent présider à l’expression des journalistes sur les réseaux sociaux quand ils ne s’expriment pas au nom du journal » ? C’est en effet l’identité professionnelle de toutes ces personnes qui est directement mise en cause et qu’analyse bien Joffrin : rédacteurs en chef, chef de rubrique ou journalistes à Libération, Slate ou les Inrocks, ils partageaient tous des valeurs progressistes, égalitaires, féministes et antiracistes. Bien plus, ils les professaient et s’en faisaient sans difficulté les hérauts. Duplicité ? On peut l’imaginer mais on peut aussi préférer une autre explication.
Il se pourrait en effet que tous ces journalistes masculins soient aussi des gens de gauche, convaincus et sincères, « bons pères de famille » le cas échéant, et soucieux d’égalité entre les sexes. Certes sans retenue dès qu’il s’agit de balancer une moquerie sous couvert d’anonymat ou de défendre sa part de marché, mais électeurs loyaux de Benoit Hamon comme l’a remarqué un twitto qui ironisait sur le fait que les figures les plus en vue de la Ligue du LOL comptaient parmi les fervents soutiens du leader de Génération.s. Cette remarque nous indique la réalité de ce qui se joue derrière le théâtre de la sainte Inquisition numérique auquel on assiste depuis quelques jours : un règlement de compte entre dominants et prétendants, pour employer les mots de Bourdieu, ou entre deux groupes de journalistes-blogueurs progressistes en lutte pour le contrôle d’un sous-champ journalistique. Ainsi, pour aller au-delà de la dénonciation de ce qu’il est habituellement convenu d’appeler hypocrisie ou tartufferie, ce comportement apparemment clivé possède sa cohérence interne : moquer, déconsidérer, harceler répond à une logique d’élimination des rivaux dans un contexte férocement concurrentiel. Cependant le but réel de l’opération n’est pas tout à fait avouable : il est donc doublement maquillé, par la coolitude de l’humour, et par une surenchère dans le politiquement correct. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais cela a permis à cette génération montante, dans les années 2006-2013 de concilier ambition sociale, image de soi. Car c’est d’insertion professionnelle dont il s’agit pour toute cette première génération d’indépendants entrepreneurs de soi-même.
Des ricaneurs aux puritains ?
Mais tout va très vite dans le monde de l’information 2.0, et une nouvelle génération apparait : plus militante, plus radicale, plus sensible aux théories intersectionnelles, aux problématiques de genre, au véganisme ou à d’autres causes jusqu’alors défendues, plus par conformisme que par réelle conviction, par la désormais « vieille » génération, ceux qui ont en peu d’années gagné un poste stable dans une rédaction, et pour certains des positions très en vue. La nouvelle génération n’a pas à assumer une telle contradiction entre ambition et valeurs : pas ou peu de discontinuité entre discours virtuel et pratiques « IRL », notamment sur la question, cruciale, de l’égalité des sexes. Une lutte autant symbolique que sociale s’engage alors inévitablement. Une lutte au terme de laquelle l’éclatement du scandale de la Ligue du LOL renverse les rôles : les prédateurs sont devenus les proies, et les proies – ou plutôt leurs avocats empressés – les prédateurs. Ce sont ces militants – ces
social justice warriors dans le langage de Twitter – qui sont à la manœuvre aujourd’hui pour jeter au ban d’infamie (aidés en cela par la masse des twittos atterrés) leurs aînés installés aux postes de commandement des organes de presse de la gauche mainstream.
Et si l’issue du scandale de la Ligue du LOL revenait tout bonnement à peupler les rédactions parisiennes de davantage de militantes et de militants « néo-féministes », essentialistes, intersectionnelles et décoloniales, en un sens plus conséquents et plus honnêtes, mais aussi plus radicaux, plus sincèrement épris de conformité morale à un système de valeurs dont ils s’estiment les seuls garants ? Sous prétexte de mettre fin au ricanement de la culture hétéro-beauf version Canal Plus ou C8 (Quotidien ou TPMP), ce ne seraient en définitive pas la civilité, la transparence ou la dispute argumentée qui en sortiraient vainqueurs mais bien plutôt un peu plus de bigoterie et de puritanisme, et une confusion toujours plus grande entre le journalisme et le militantisme, entre la relation objective des faits et la mise en scène d’une subjectivité sans réplique. C’est ce que semble indiquer la tribune « Contre le cyber harcèlement nous ferons front », parue le 13 février dans Libération. A regarder les noms des signataires sous l’appellation vague de « L’association féministe contre le cyber harcèlement », on se demande si l’on lit pas plutôt une proposition de remplacement de vieux harceleurs épuisés par d’autres plus neufs et moralement irréprochables. Hommage du LOL à la vertu ?