Gilles CLAVREUL - 13 Sep 2019
Où va le monde ?
Eté 1989 : un universitaire américain, Francis Fukuyama, publie « The end of History ? » dans The National Interest. En lecteur de Hegel et de Kojève, il y développe une thèse plus subtile qu’il n’y parait : « au royaume de l’idéologie et de la conscience », la démocratie libérale a gagné la guerre des idées sur le socialisme et le fascisme. Le monde connaîtra encore des soubresauts, mais l’Histoire est finie. Immédiatement, un autre intellectuel, Samuel Huntington, lui apporte une vigoureuse contradiction avant de développer la thèse bien connue du Choc des civilisations. Signe particulier : ce sont deux intellectuels considérés comme conservateurs qui s'affrontent. Partout dans le monde et singulièrement en France, on rit de ces thèses simplificatrices et on prédit que les Spectres de Marx (Derrida) n’ont pas fini de nous hanter.
Peu nous importe de commenter une millième fois cette dispute dont on connait les termes par cœur. Il nous suffira de relever qu’elle était essentiellement américano-américaine, interne au camp conservateur, et que si elle opposait des visions antagonistes sur le bien-fondé et la pérennité du régime libéral, elle n’en consacrait pas moins, au moment de la chute du communisme, sa victoire sans partage sur le socialisme réel. Double déplacement, géographique et idéologique, vers un nouvel équilibre ? Pas pour longtemps, ou du moins pas celui qu’on croyait : 1989 est la matrice du monde d’aujourd’hui. Chute du communisme, donc, que notre vision européenne associe à la chute du mur de Berlin, entraînant dans son sillage la réunification de l’Allemagne et le réveil des identités nationales, mais qui a en réalité commencé le 15 février par le retrait de de l’Armée rouge d’Afghanistan, défaite par les combattants du jihad soutenus par l’Arabie Saoudite. 1989, c’est aussi la fin de la guerre du Liban, la naissance du FIS en Algérie, la fin de l’hégémonie du Congrès en Inde, et surtout la fin des lois d’apartheid en Afrique du Sud, avant la libération de Nelson Mandela quelques mois plus tard (février 1990). 1989 en France, on en parle ces jours-ci, c’est aussi « l’affaire du foulard de Creil », dont nul ne discerne clairement alors qu’il n’est pas seulement une querelle française, mais le signe d’un monde qui vient. 1989 enfin, c’est la répression de Tiananmen : Fukuyama croyait à la force des idées, mais le régime chinois vient rappeler au monde qu’un char peut toujours arrêter une idée, indiquant sans ambiguïté la nature de la puissance chinoise encore en devenir.
1989 était grosse du monde de 2019, et un esprit « architectonique », selon le mot d’Aristote, aurait peut-être pu rendre intelligibles et cohérents tous ces événements d’une seule année, qui ont surgi sans faire système aux yeux de leurs contemporains. On prolonge les lignes, et au bout de trente ans, nous trouvons, dans le désordre : raidissement des grandes puissances les unes envers les autres, affaiblissement des outils de régulation internationale, panne de vocation de l’Europe, multiplication des conflits régionaux sur fond de conflits ethniques et religieux, essor du nationalisme et du protectionnisme, développement des « démocratures », échec à juguler les grands défis collectifs (réchauffement climatique bien sûr, mais aussi déplacements de population, régulation du système financier et évasion des capitaux, régulation d’internet, lutte contre les pandémies…).
Choc des civilisations, fin de l'Histoire ? Ni choc des civilisations : c’est plutôt LA civilisation qui connait une crise de vocation et d’identité, face aux assauts de multiples formes de barbarie et de prédation, terroriste, politique, écologique ou économique. Ni fin de l’Histoire : l’entropie, la violence et l’impuissance ne sont définitivement pas des mauvais moments à passer, mais la réalité même de notre époque.
Que peut la France ?
On l’a vue pas loin de son meilleur lors du G7 de Biarritz. Même les critiques les plus acérés du Président de la République ont dû admettre qu’il avait très bien préparé et conduit cet exercice diplomatique généralement convenu : il s’est fait tour à tour pédagogue pour en expliquer les enjeux aux Français, conciliant pour amener l’imprévisible Trump à des positions plus raisonnables, malin pour jouer l’effet de surprise avec la visite du ministre des affaires étrangères iranien (même si cela n’a, en définitive, servi à rien, mais le coup était bien joué) et enfin habile en prenant prétexte des incendies géants de la forêt amazonienne pour planter l’enjeu climatique au centre des discussions et tacler le populiste Bolsonaro, dont le talent se limite à proférer propos graveleux et blagues scatologiques.
La séquence a indiscutablement été valorisante pour le chef de l’Etat. Seule ombre au tableau : c’est moins Macron qui monte que les leaders du G7 qui déclinent, quittent la scène ou dégringolent. Structurellement, la position de la France ne s’améliore pas beaucoup.
On a rappelé, à raison, la geste de la diplomatie chiraquienne : elle en avait le panache, le souci sincère et anxieux de la dégradation de l’état du monde, le talent dans la colère feinte (« Do you want me to go back to my plane ? »). Pas sûr que la référence soit si flatteuse que cela, en définitive : que peut la France sur la scène internationale ? On peut se repasser en boucle la magnifique intervention de Dominique de Villepin aux Nations-Unies pour refuser la participation française en Irak en 2003, c’est essentiellement le magistère du verbe qui s’est exercé, un verbe sublime mais impuissant, un verbe qui attire la sympathie comme toute parole agréable et inoffensive. A l’inverse, dès que nous sommes « dans le dur » sur la scène internationale, nous souffrons trop vite de notre isolement : nul doute que la France était dans le vrai en prenant le leadership d’une intervention contre Bachar El-Assad en 2013 qui, si elle avait été menée à bien, aurait évité d’immenses tragédies – mais n’en aurait pas tout réglé, loin de là, l’exemple libyen en atteste. Las, il a suffi d’un vote négatif du Parlement britannique donne à Barack Obama le prétexte pour faire ce qu’il était le plus enclin à faire, c’est-à-dire rien. En dix ans, les Etats-Unis se seront donc trompés deux fois au Proche-Orient, la première en intervenant, et la deuxième en n’intervenant pas. Et la France aura eu raison deux fois, et deux fois est sortie un peu plus du cercle des puissances admises à y jouer un rôle. Et ce n’est rien en regard du prix que nous avons payé, sur notre sol, en victimes innocentes. Cruelles leçons…
Que veut la gauche ?
La question peut sembler saugrenue après avoir traité uniquement de questions internationales. Mais revenons au propos initial : 1989 est un grand déplacement idéologique qui prend corps dans la réalité historique, là-dessus Fukuyama avait eu raison. La grande victime de ce profond renouvellement des cadres conceptuels, c’est la gauche, et pas seulement le socialisme réel. Un court moment, on a pu espérer – le lycéen de gauche que j’étais partageait cette conviction avec beaucoup d’autres – que la version humaniste, tolérante, solidaire de la démocratie libérale, en un mot la social-démocratie, dont l’Union Européenne était le bastion et le porte-étendard, allait s’imposer comme modèle de civilisation. On a vite vu que les pays d’Europe centrale n’avaient pas du tout, mais alors pas du tout cet idéal en vue. On a feint de ne pas s’en apercevoir : ainsi naquit l’Europe des 27, qui ne fut pas élargie mais distendue, et qui depuis s’est moins approfondie qu’embourbée.
La gauche démocratique européenne est allée de déconvenues en déconvenues depuis lors ; elle n’a pas choisi entre le ralliement pur et simple au libéralisme incarné par Schröder et Blair, et le maintien d’une orthodoxie social-étatiste en résistance contre le capitalisme, de Lafontaine à Corbyn en passant par Tsipras. On a pu tenter toutes les synthèses qu’on a voulu, et notamment la synthèse des synthèses, qui ne pouvait être que française, cela n’a pas fonctionné. Il faut dire que la lumière s’était affaiblie depuis bien plus longtemps qu’on ne pensait : l’année 89 était aussi celle du bicentenaire de la Révolution française. Une génération d’intellectuels de gauche, souvent proches du marxisme à leurs débuts, y revisitait des clivages apparus dès 1789, remettant en cause la mystique de l’unité et de la cohérence profondes du moment révolutionnaire. C’était révoquer en doute l’idée, jusqu’alors sacrée, d’une gauche accoucheuse de l’Histoire, unie au-delà de ses divergences entre ceux qu’on appela les « exagérés », trop purs et pressés, et les modérés, trop sages et timorés. Une gauche qui s’entête et l’autre qui trahit.
Entre 2002 et 2012, la gauche française s’est épargné son examen de conscience : il y avait toujours une élection à gagner qui justifiait de repousser les questions de principe. Retardée tout du long, la crise n’en serait que plus violente, durant l’exercice du pouvoir, entre 2012 et 2017. La gauche, quel numéro de téléphone ? On se le demande encore.
Deux ans et quelques mois plus tard, où en est-on ? Pas beaucoup plus loin : alors qu’il n’y a plus de compromis à ménager ni de bastions électoraux à défendre, le travail de reconstruction idéologique n’a toujours pas été entamé. La fin de la croissance, voire l’abolition de la propriété, refont surface comme aux plus beaux jours des utopies enfumées – et il ne s’agit pas des fumées des usines. L’injonction morale, la tentation du différentialisme trouvent sinon des partisans, du moins des excuses, et c’est déjà trop. Il ne s’agit pas de se faire plaisir avec des concepts et des références historiques, encore que cela remplace avantageusement le clash sur les réseaux sociaux et les éléments de langage calibrés : il s’agit reprendre un fil historique. Il s’est perdu quelque part autour de l’année 1989, mais si elle le retrouve, elle pourrait, sinon aller loin et mener la marche du monde, au moins reprendre sa route.