Céline FLORENTINO (*) - 18 Nov 2019

Société de la connaissance

Education : le si cher fardeau de la bienveillance

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Quelle tristesse dans cette lettre...  Et en même temps, beaucoup de clarté. Il faut vraiment la lire pour comprendre le quotidien d'une directrice d'école. Tout y est décrit avec précision. Du pur vécu.

  Il serait beaucoup trop simple de limiter l'expression de cette personne à des problèmes personnels. Bien évidemment que tous ceux qui souffrent au travail ne se suicident pas. Mais parmi les personnes qui choisissent le suicide, une infime minorité choisit de le faire sur son lieu de travail. En tout cas, concernant l’Éducation Nationale, ce n'est pas arrivé souvent. Et jamais avec autant de clarté et de précision : par le choix du lieu d'une part, et d'autre part, par la lettre qui interpelle très clairement la hiérarchie. C'est une première, qu'il ne faut surtout pas minimiser.

Solitude

Ce qui impressionne, ce qui saisit à la lecture de cette lettre, c'est le choix de cette personne, qui a exprimé quelque chose de très fort professionnellement jusque dans sa mort. Elle évoque très vivement la grande solitude où sont enfermés les directrices et directeurs, l'absence de réaction face aux difficultés qui s'accumulent et progressent chaque année.

  Car c'est un fait. Je ne suis pas directrice, mais enseignante spécialisée dans les RASED (Réseaux d'Aides spécialisés pour les Élèves en Difficulté). C'est ma trentième rentrée scolaire. J'ai un secteur, et me déplace dans plusieurs écoles, autant dire que je peux observer et comparer les manières d'être et de travailler des directrices et directeurs.

  Les manières de travailler sont un peu partout les mêmes, puisqu'il y a de plus en plus de choses à faire, et surtout des injonctions contradictoires qui donnent l'impression que, quoiqu'on fasse, on ne fait pas ce qu'il faut.

  Il y a ensuite la manière d'être. Et plus ou moins selon les personnes, ce fameux besoin de reconnaissance pour le travail accompli. C'est aussi là que le bât blesse. Si on attend une reconnaissance dans ce métier autre que celle des enfants, et parfois des parents et des collègues, il est certain que cela va très mal finir. Les seuls moyens d'être reconnus par notre hiérarchie, c'est soit de se soumettre totalement en adhérant à tous les codes et toutes les modes qui n'arrêtent pas de changer, mais qui sont sur le moment la vérité absolue à ne surtout jamais remettre en cause, même si on sait que demain ce sera différent, soit d'exister en affirmant sa libre pensée, et d'avoir ainsi l'approbation de soi-même pour ne pas sombrer dans la déraison ou dans l'aigreur.

  Il est de plus en plus clair que les conditions de travail deviennent de plus en plus difficiles pour les directrices et directeurs, mais aussi pour tous les enseignants. Il s'exerce sur certaines classes en particulier une pression jamais connue auparavant. Un exemple précis : en Réseau d’Éducation Prioritaire (REP), concernant les CP dédoublés, il est officiellement demandé aux enseignants par la hiérarchie : « 100% de lecteurs à la fin du CP ». Et c'est seriné tout au long de l'année. Et cette manière d'asséner cet objectif est violente. Les enseignantes, bien souvent des femmes, souvent jeunes en REP, sont très stressées, et ce n'est bon ni pour elles, ni pour les enfants. Elles se sentent ainsi personnellement comptables de cet objectif.

  En tant qu'enseignante spécialisée, je sais très bien qu'on ne peut demander cela à quiconque, parce que certains enfants résisteront à l'apprentissage de la lecture jusqu'à la fin du CP, et ce pour de multiples et complexes raisons que je n'aborderai pas ici. Demander 100% de réussite pour quelque chose d'impossible à tenir sous prétexte qu'il faut viser le meilleur pour devenir plus performant, c'est de la pure politique managériale. L’École, l’Éducation, ce n'est pas ça, et ce ne le sera jamais.

  Ce qui est surprenant, c'est qu'on pouvait penser que quelque chose était sur la bonne voie ces dernières années. On parlait de bienveillance à l'école. La bienveillance est bien sûr nécessaire, le pédagogue veut du bien à ses élèves. Tout cela donnait comme une impression d'adoucissement dans notre institution pourtant traditionnellement si austère. On pouvait penser que cette bienveillance allait s'étendre comme par magie un peu partout, et que la hiérarchie, frappée par la grâce, montrerait l'exemple aux enseignants. Or, c'est exactement le contraire qui se passe dans les faits. Je ne dis pas que certains inspecteurs ne tentent pas parfois la bienveillance. Mais le système où ils sont les pousse à malmener les personnes, inexorablement, et de plus en plus souvent.

  Il y a pourtant de bonnes intentions, et des évolutions favorables au travail en équipe. Il était en effet devenu indispensable de sortir du système classique de l'enseignant seul devant sa classe. Lorsque le travail est partagé avec ses pairs, les problèmes le sont aussi. Un bel exemple mis en œuvre ces dernières années, c'est le fonctionnement des réunions d'équipe éducative. Lorsqu'un élève rencontre des difficultés, souvent d'ordre comportemental, tout le monde se réunit autour d'une table pour en parler : l'enseignant, la directrice, les parents, les différents intervenants autour de l'enfant... Ce qui permet à l'enseignant de se sentir moins seul, et d'élaborer en groupe une réflexion pour trouver des solutions et des aménagements face à une réalité de plus en plus difficile. Mais pour que cela puisse marcher, il faut que tous les intervenants soient sur un pied d'égalité, et que les enseignants restent décisionnaires.

Pression et dépression

Pour revenir à l'exemple des CP dédoublés, il faut savoir que les inspecteurs subissent la pression des DASEN (Directeurs Académiques des Services de l’Éducation Nationale, autrefois appelés « inspecteurs d’académie »). Qui eux-mêmes subissent la pression de « tout là-haut ». Les politiques ne supportent plus le moindre délai entre la mise en place d’une mesure et l’annonce de ses résultats évidemment positifs : comme les fonds de pension, ils exigent une rentabilité immédiate et la plus élevée possible, quitte à martyriser toute la chaîne de production pour y parvenir.

  Redescendons donc un peu la chaîne maintenant : un ministère stressé, des inspecteurs d'académie stressés, des inspecteurs de circonscriptions stressés, des directeurs stressés, des enseignants stressés, et tiens... Qui est bout de la chaîne ? L'enfant de 6 ans qui apprend à lire, et qui n'a pas le même rythme que son voisin de table. Pourtant, on lui dit maintenant : « Vite, vite, il faut que tu aies tous les outils techniques pour être capable de décoder avant l'échéance du mois de mai, sinon ce sera fatal ».

  Tout ça parce que des technocrates ont étudié des chiffres. Ces chiffres disent que les élèves décrocheurs du collège ont commencé à déchiffrer et lire plus tard que les autres. Ils n'ont souvent pas réussi à apprendre à lire dès le CP... Donc, si tous les élèves apprennent dès le CP, il n'y aura plus de décrocheurs. Et voilà comment on prend les problèmes à l'envers, en sombrant dans l'absurde. Et voilà comment on risque d'accentuer les blocages, parfois dus à un simple manque de maturité. Et voilà comment on met les enseignantes au bord de la crise de nerfs si les objectifs ne sont pas atteints. On met dans la tête de ces enseignants que c'est leur faute, que dans la classe d'à côté ça marche mieux... Alors qu'en réalité, on sait bien que toutes les classes sont différentes.

  Il faut être bienveillant, nous dit-on. Pour cela, il suffit de fermer les yeux et d'y penser très fort.

  Ce phénomène est enclenché depuis déjà quelques années, mais comme toutes les tendances rampantes, il ne dit pas son nom. Les syndicats préviennent, et c'est leur rôle. Mais on ne les écoute plus assez. Leur rôle, autrefois essentiel, est aujourd'hui décrédibilisé. Comme pour les partis politiques, leur voix devient inaudible, perdue dans un amas d'autres informations. Ils sont même perçus parfois comme complices. Il faut dire que les enseignants qui travaillent sur le terrain tous les jours ont du mal à se reconnaître dans des discours pensés par des personnes bien souvent déchargées, ayant atteint l'objectif inavoué de s'éloigner d'un terrain trop rude, se situant davantage dans la cogestion avec l'administration que dans la représentation du personnel. Les deux rivages se rejoignent de plus en plus difficilement. Les messages sont brouillés. Pourtant, s'il y a bien un sujet qui mérite d'être abordé sérieusement, c'est celui de la santé au travail.

Aujourd'hui, on demande à l’École ce qu'elle n'est pas capable de faire. Et pourquoi n'en est-elle pas capable ? Parce que l’Éducation ne peut s'encombrer de choses absurdes. L’Éducation, c'est donner un sens au chaos, ce n'est pas une question légère. Or, aujourd'hui, elle se soumet. Il faut dire qu'elle n'est pas très fière d'elle-même. On ne cesse de lui dire qu'elle est mal classée dans les enquêtes européennes et internationales , qu'elle est responsable à elle toute seule de la baisse de niveau général... C'est lourd. Alors on lui colle une logique managériale. On lui demande de se justifier tout le temps.

C'est aussi la même chose pour les enseignants spécialisés pour les élèves en difficulté dont je fais partie. Le RASED demande depuis toujours de remplir une fiche de demande d'aide pour évoquer précisément par écrit les difficultés de l'élève. Maintenant, en plus de cela, les enseignants de classe doivent systématiquement avoir fait au préalable un PPRE, (Projet Personnalisé de Réussite Educative). Et maintenant on nous dit que nous ne devons pas accepter de demande d'aide au RASED de la part des enseignants s'ils n'ont pas fourni au préalable un PPRE. Tout tourne au contrôle. Il s'agit de vérifier que tout a bien été fait dans les formes afin d'être irréprochable en cas d'échec. On parle même de « preuve » de prise en charge de la difficulté. Alors qu'au départ, il s'agissait de demander de l'aide.

    On est en train de dérailler. En tant qu'aidante, et formée pour l'être, je refuse d'être perçue par les enseignants de classe comme une contrainte supplémentaire. Il faut dire aussi que c'est de plus en plus difficile pour les RASED d'aider. Des milliers de postes ont été supprimés sous Sarkozy, plus de la moitié concernant ma spécialité. Mais sur le papier, ce n'est pas un problème. Il a suffi d'élargir les secteurs géographiques, et voilà, le tour est joué. Sur le papier, oui. Sur le terrain, nous sommes de plus en plus isolés et avons du mal à nous rencontrer entre nous (nous sommes censés être un « réseau ») pour mettre en œuvre la complémentarité de nos aides. Nous n'avons plus qu'à devenir polyvalents tout seuls. En nous déplaçant de plus en plus, sans percevoir d'indemnité de déplacement. Il faut dire qu'on a déjà une indemnité royale de 60 euros pour notre diplôme de spécialisé qui représente un an d'études supplémentaires, on ne va pas en plus se plaindre !

  Ce qu'on met sur les épaules de tous les enseignants, spécialisés ou pas, directeurs ou pas, c'est la responsabilité de l'échec. En les obligeant administrativement à effectuer de plus en plus de tâches, on leur dit implicitement que leur pédagogie est insuffisante. Ce serait leur faute s'il y a autant d'élèves en difficulté. Leur liberté pédagogique est de fait de plus en plus atteinte. Au CP, notamment si la classe est dédoublée, on impose de plus en plus le même manuel pour toutes les classes de l'école. Et tant pis si ce manuel est considéré comme nul et non avenu d'ici quelques années, et tant pis aussi si certains enseignants le trouvent peu efficace.

  De plus, pour la première fois en trente ans, il est dit explicitement par la hiérarchie dans certains départements, que si les programmes ne sont pas respectés par les enseignants, il y aura des sanctions . Comme c'est curieux, venant d'une réforme appelée « l'école de la confiance »...

  Également pour la première fois depuis toujours, cette même réforme de la confiance va imposer aux enseignants des temps de formation pendant les vacances. Les enseignants ont tellement de vacances qu'il faudrait maintenant faire admettre que c'est anormal et que cela doit changer. Peu importe que ce soit un temps de récupération salvateur, pour un métier parmi les plus mal payés comparativement aux autres pays européens. Pour économiser sur les remplacements des personnels en formation continue, on nous enlève le dernier avantage (et non privilège) qu'il nous restait. Mais avec bienveillance, toujours.

Le plus paradoxal là-dedans, c'est que, lorsqu'il arrive parfois qu'une enseignante ou un enseignant dysfonctionne réellement, au point de mettre en jeu la sécurité psychique des enfants, on le laisse sévir tranquillement. On le changera de classe ou d'école s'il est trop exposé ou si les parents râlent trop fort, mais on le laissera recommencer auprès d'autres enfants. Je n'invente rien, c'est une réalité que tout le monde constate depuis trop longtemps. Et c'est un vrai tabou.

Résilience

C'est le silence qu'il faudrait changer. Sortir de la culpabilité, de cette impression grandissante de toujours mal faire, ou du moins, pas assez bien. Jadis, le consensus implicite sur la valeur irremplaçable de l’École était tel qu'il trouvait sa place même dans les chansons populaires. Comme le chantait Jean-Jacques Goldman dans « Il changeait la vie », l'enseignant est celui qui pensait que  « sa voie était un grand trésor, que tous les moins que rien n'avaient pour s'en sortir que l’École et le droit qu'a chacun de s'instruire »l  . Aujourd'hui, pour continuer à le penser, cet enseignant devrait pouvoir enfin exprimer ses doutes, partager son expérience loin de tout jugement de valeur, et ne plus seulement se conformer aux demandes  institutionnelles et surtout sociétales de plus en plus violentes et contradictoires.

  Qu'on leur fasse confiance en leur montrant qu'on est là pour les aider à ce que l'institution fonctionne. Qu'on prenne soin de celles et ceux qui ont les mains dans le cambouis tous les jours, qui se prennent en pleine figure des élèves de plus en plus hors-cadre, tolérant de moins en moins la frustration, des parents de plus en plus consommateurs ou très éloignés de la culture scolaire, des problèmes sociétaux qui s'invitent dans les classes chaque jour de plus en plus. Exactement comme à l'hôpital.

  Il y a quelques années, j'ai parlé à mes inspectrices de la nécessité d'instaurer des groupes de parole, d'échange de pratiques pour les enseignants, comme cela se fait dans le médico-social. D'ailleurs, dans ma spécialisation, nous avons nous-mêmes mis en place des groupes de supervision animés par une psychologue que nous payons de notre poche, et en-dehors de notre temps de travail. Parce que pour nous qui ne travaillons que sur les problèmes et les difficultés, c'est indispensable. Mais c'est nous qui payons. Mes inspectrices étaient toujours d'accord sur le principe, tout en disant qu'il n'y aurait jamais de moyens pour ça. C'est ce genre d'expérimentation peu coûteuse   qui pourrait être suggérée par l'administration, mais laissée à l'initiative du terrain. Ce serait cela, la vraie confiance envers les enseignants.

  Quand on voit qu'il n'y même pas de moyens pour une vraie médecine du travail... Aucune visite médicale tout au long d'une carrière d'une quarantaine d'années, n'est-ce pas un scandale absolu, alors même que l’État l'impose dans le privé ? Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais... Et continuez à remplir des tableaux, parce que ça, c'est l'impératif absolu. Soyez bienveillant, moi je ne veux rien savoir de votre santé.

  Le sentiment que l'Institution devient folle et fait perdre pied à ses agents est en train de s'étendre. Il se diffuse imperceptiblement depuis des années, mais ne peut plus être caché aujourd'hui. Il crée des failles béantes dans ce cadre pourtant constitué de belles et grandes idées, celles qui nous rassemblent et nous construisent. Si on laisse ces failles s'approfondir, nul doute que d'autres, qui ne nous veulent pas du bien, vont s'y engouffrer, comme cela se produit de manière inexorable dans une grande partie du monde militant, universitaire et médiatique. Il est plus que temps non pas simplement de colmater avec des mots vides de sens et des injonctions violentes, mais de consolider les fondations. Si les institutions tombent, nous tombons tous.



  (*) Céline FLORENTINO est enseignante spécialisée dans les Réseaux d'Aide Spécialisée aux Elèves en Difficulté (RASED) dans l'Académie de Nice