Gilles CLAVREUL - 10 Mai 2019
Aéroports de Paris : un enjeu de souveraineté démocratique Ad astra per aspera. Au lendemain de la validation par le Conseil constitutionnel de la proposition de loi prévoyant l’organisation d’un référendum d’initiative partagée (RIP), la route est encore longue et incertaine pour les opposants à la privatisation des Aéroports de Paris : pour qu’une consultation référendaire se tienne, il faudra remplir la seconde condition ultra-contraignante prévue par la révision constitutionnelle de juillet 2008, après avoir validé la première (réunir 1/5 des parlementaires autour d’une proposition de loi) : rassembler les signatures d’un dixième du corps électoral, soit un peu plus de 4,7 millions d’électeurs, dans un délai de neuf mois. Si le projet va à son terme et qu’un référendum fait échec à la privatisation, les pétitionnaires n’auront peut-être pas gagné le ciel, mais ils auront remporté un pari qu’on disait impossible tant la procédure est complexe. Mieux : ils auront engagé la Nation dans une aventure démocratique inédite. Le sujet mérite-t-il un référendum ? Ce sont les citoyens qui le diront bientôt mais, référendum ou pas, privatiser une infrastructure publique de cette importance n’est certainement pas une question secondaire ni seulement technique. Vendre ADP, ou plutôt céder tout ou partie des 50,6% des parts que l’Etat détient encore, pourquoi faire ? Donnons d’abord la parole à l’actionnaire : céder au meilleur prix des actifs qu’un investisseur privé aurait davantage vocation à gérer (espaces commerciaux, réserves foncières…) pour financer un fonds d’investissement dans les « innovations de rupture » à un minimum garanti de 250 M€ par an, ce qui correspond peu ou prou à la moitié du bénéfice net d’ADP en 2017. Par un cahier des charges contraignant, l’Etat fixerait toujours les règles du jeu en matière de sécurité et de sûreté. Il conserverait son mot à dire en matière d’utilisation du foncier (avec 6700 hectares, ADP est le premier propriétaire d’Ile-de-France), et exercerait une surveillance étroite de l’impact environnemental des infrastructures et du trafic aérien. Certes, mais jusqu’à quel point ? C’est là que l’argument économique entre en jeu : on peut certes fixer des clauses contraignantes au départ, mais cela a nécessairement un impact sur le prix de cession. D’où un dilemme pour l’Etat : s’il veut tirer le meilleur prix de la vente, il doit être souple sur le cahier des charges ; mais s’il veut avoir son mot à dire, par exemple pour poser des conditions sociales et environnementales en termes d’utilisation du foncier disponible, et il doit en dédommager le preneur par anticipation. Sur quelles bases ? A ce stade, on serait bien en peine de le dire, puisque la gestion des actifs aéroportuaires serait concédée pour 70 ans. Nul ne peut prévoir ce que sera le trafic aérien dans 70 ans. Or toute évolution qui n’aurait pas été prévue dans le contrat initial sera facturée par l’opérateur, et au prix fort : c’est lui, alors, qui sera en position de force face à la demande de l’Etat. On trouvera, sous la plume des économistes David Thesmar et d’Augustin Landier, un excellent argumentaire en ce sens dans une tribune publiée le mois dernier dans Les Echos. Infrastructure centrale dans la vie du pays, actif particulièrement rentable, jusqu’à présent bien géré et dont les perspectives de croissance à moyen terme, notamment à l’international, sont excellentes, ADP n’est pas un candidat naturel à la privatisation. A tout le moins, on peut se demander pourquoi l’Etat ne commence pas par vendre ses participations dans PSA et Renault, pour ne donner que ces deux exemples. Le bénéfice d’une rentrée financière ne peut suffire à contrebalancer les aléas à moyen et long terme, aléas qui ne sont pas uniquement d’ordre économique : que se passera-t-il si l’opérateur retenu passe sous pavillon étranger d’ici cinq ans ? ou s’il fait défaut en matière de sécurité ? On connait par avance la réponse : tout le monde se retournera vers l’Etat. Celui-ci peut se priver des recettes futures de l’aéroport ; il peut largement déléguer ses responsabilités, mais il ne pourra jamais s’en défaire complètement : la moindre adversité le lui rappellera. S’il n’y avait qu’un argument à opposer à la privatisation, c’est celui-là. Mais du fait de cette possible consultation populaire, la privatisation d’ADP devient bien autre chose encore : un enjeu de souveraineté démocratique majeur. Le contrôle d’entreprises du secteur concurrentiel par l’Etat a longtemps été un sujet hautement politique, depuis la nationalisation-sanction de Renault à la Libération jusqu’aux privatisations-démantèlement de l’économie administrée de 1986-88. Par la suite, les gouvernements de gauche et de droite n’ont eu de cesse que de dépolitiser l’enjeu : d’abord en cessant d’y recourir (le « ni-ni » de Mitterrand) puis en justifiant qu’on puisse privatiser et « en même temps » nationaliser (le « et-et » de Jospin) jusqu’aux prises de participation rendues inévitables par la crise financière de 2008. En somme, le comportement de l’Etat-actionnaire devait être uniquement dicté par deux impératifs de nature technique : la logique économique d’une part, le respect des engagements européens en matière de libre concurrence d’autre part. Cette repolitisation soudaine, d’où les enjeux économiques ne sont pourtant pas absents, comme on l’a vu, peut s’avérer une excellente nouvelle : elle le serait d’autant plus si elle ranimait une réflexion plus large, depuis longtemps stérilisée, sur le bien-fondé des interventions de l’Etat et sur le périmètre du service public. Supposons que les signatures soient réunies, et que le référendum ait lieu : qu’il repousse la privatisation, et ce sera là une ligne nettement tracée entre intérêt public et intérêt privé, et tracée de la main la plus incontestable qui soit : celle du peuple souverain. A l’inverse, si le référendum ratifie la cession, le gouvernement, qui l’aura portée, s’en trouvera fortifié et sa décision, légitimée. Dans tous les cas, on aura donné l’occasion aux citoyens de trancher, au terme d’un vrai débat démocratique, sur une question qui touche à la fois à l’équilibre public/privé et aux enjeux régaliens. Ce n’est pas rien. Et on aura également apporté la démonstration qu’un procédé référendaire qu’on pensait impraticable peut ouvrir un chemin vers une conversation démocratique procédant à la fois des représentants, pour l’initiative, et des représentés, par l’exercice du droit de pétition. Ce ne serait pas la première fois qu’une réforme constitutionnelle mal née amènerait des bouleversements inattendus – songeons à la révision de 1974, ou plus près de nous à la question prioritaire de constitutionnalité. Tous les maux de la République ne s’en trouveraient pas réglés comme par magie, mais un peu de la décision citoyenne serait remise là où elle doit naturellement se prendre : entre les mains du peuple souverain.
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