Par Laurent Bouvet - 31 Août 2018
Endiguer la progression de la peste brune
Manifestations violentes de l’extrême-droite en Allemagne, score historique en vue pour l’extrême-droite suédoise aux élections législatives du 9 septembre prochain, progression régulière de la cote de popularité du ministre de l’intérieur italien Matteo Salvini et de son parti… Les nouvelles d’où qu’elles nous viennent en Europe annoncent toutes la même chose : la progression de l’extrême-droite. Une extrême-droite néo-populiste – développant la thèse d’une démocratie illibérale –, moderne, gestionnaire, assumant le pouvoir et désireuse de construire une Europe à sa main plutôt que d’un simple revival nationaliste nostalgique. Une extrême-droite plus déterminée et donc plus dangereuse que jamais politiquement.
Face à cette lame de fond qui menace d’emporter toute l’Europe, la déploration navrée ne suffit pas. Pas plus que les cris d’orfraie sur l’air du retour aux « heures les plus sombres ». Il est plus que temps de bien identifier les causes de cette poussée politique tellurique si l’on veut être capable d’en juguler les effets. Plus que temps de sortir du confort des explications que l’on avance, en vain, depuis des années : avec quelques points de croissance en plus et de chômage en moins, on aura résolu le problème. Comme si ce néo-populisme n’était finalement qu’une conséquence, mécanique, de la crise financière de 2008 et des ajustements brutaux qui l’ont suivie.
Non, les causes de ce à quoi nous assistons aujourd’hui ne sont pas, principalement, économiques et sociales, même si ce sont les classes populaires européennes les plus touchées par la crise économique qui sont les plus enclines à voter pour les partis d’extrême-droite. Elles qui ont subi, depuis des années, des décennies…, l’onde de choc de la mondialisation conjuguée à celle de la fin de la société industrielle. Les causes premières de l’épidémie de peste brune sont identitaires. Et même si ce mot ne plait aux chastes oreilles habituées au ronron du politiquement correct, il faut néanmoins le dire et le répéter. Identitaires, au sens où ces causes s’articulent autour d’un triptyque (les « 3 i ») : immigration, intégration, identité commune, de ce que l’on appelé, avec d’autres, « l’insécurité culturelle ».
Pour le dire d’un mot : si l’Europe et les Européens veulent répondre efficacement à ce défi politique sans s’enfermer derrière d’illusoires murs en guise de frontières, il va falloir que leurs élites se défassent de leur vision politique trop souvent réduite à un économicisme moralisateur d’un côté, celui d’une gauche qui a abandonné à leur sort ces catégories populaires en les couvrant d’injures (racistes, islamophobes, beaufs…) et cynique de l’autre, celui d’une droite et d’un haut patronat qui veulent ouvrir grand les frontières pour faire encore baisser les coûts de production. Et tout cela sans jamais se demander un instant si le fragile équilibre du compromis social qui a permis une prospérité historique à l’ensemble de la population, et dont on trouve différentes variantes en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, n’est pas lié à un contrat politique fondant une identité commune, appuyée sur des droits, des principes et des valeurs que remettrait directement en cause l’ouverture inconsidérée des frontières.
À gauche tout particulièrement, au sein de la gauche démocratique et progressiste, responsable en tout cas, il est plus que temps de remettre en cause totems et tabous, et de se défaire du prêt-à-penser qui a tué la social-démocratie européenne ces dernières années. On perçoit d’ailleurs quelques mouvements notables en ce sens, chez les sociaux-démocrates danois ou plus récemment dans la gauche de la gauche allemande. Ce sont assurément des évolutions à suivre. Les récentes déclarations d’un des représentants de l’aile gauche du Parti socialiste, Emmanuel Maurel, vont dans le bon sens de ce point de vue.
Le problème de la gauche en la matière est simple à énoncer d’une certaine manière : elle ne pourra pas combattre efficacement le discours identitaire de l’extrême-droite tant qu’elle tiendra ou soutiendra elle-même un autre discours identitaire. Ainsi, accorder, par action ou par omission, toujours plus de place et d’attention à des revendications identitaires d’un côté en dénonçant d’autres revendications identitaires de l’autre, ne peut être compris par nos concitoyens, outre le fait que c’est intellectuellement totalement incohérent. Comment en effet expliquer qu’il y aurait une bonne dérive identitaire, celle que soutient la gauche, parce qu’elle serait le fait de telle ou telle population, inspirée par l’indigénisme, le décolonialisme, l’islam politique… alors qu’il y en a une mauvaise, celle de l’extrême-droite qui est mécaniquement assimilée à la population blanche, occidentale, chrétienne et même juive aujourd’hui ? Une telle attitude ne fait que valider la thèse du « choc des civilisations » alors qu’on la condamne par ailleurs ! La logique identitaire quand elle est combattue, et elle doit l’être, ne peut l’être que totalement, sans exception.
C’est à ce combat que la gauche démocratique et progressiste, et au-delà tous les républicains, doit s’employer aujourd’hui. C’est le meilleur moyen de faire reculer toutes les forces qui veulent mettre à bas les principes et valeurs qui fondent l’Europe et qui font sa précieuse originalité dans le monde contemporain.
Le président de la République et le défi de l’identité commune
Cette sombre conjoncture européenne donne une responsabilité toute particulière à Emmanuel Macron, dès lors qu’il se place en rempart de l’alliance néo-populiste qui est en train de se constituer sur le continent, comme on l’a bien vu cette semaine à Milan, lors de la rencontre entre Matteo Salvini et Viktor Orban.
Las, à travers les propos qu’il a tenus au Danemark au sujet de l’identité commune, européenne notamment, et de la manière dont les peuples nationaux pouvaient se reconnaître ou se distinguer par rapport à celle-ci, on n’a pas réussi à comprendre quelle était la voie que souhaitait privilégier le président de la République. Or en la matière, la clarté de l’exposition vaut autant que celle des principes.
Soit, en effet, cette question de l’identité commune est un non sujet voire une passion triste, comme on a pu entendre le président le dire, soit c’est une question majeure qui travaille en profondeur des sociétés européennes soumises à des bouleversements en la matière. Pour le dire d’un mot, c’est l’un ou l’autre, mais il n’y a pas de « en même temps » possible en la matière. On ne peut pas dire à la fois que les identités nationales n’existent pas et qu’elles sont diluées dans une « identité européenne », et leur prêter des qualités propres, positives ou négatives, selon les besoins de la démonstration du moment.
On peut tout à fait défendre que les cultures et les tempéraments nationaux n’existent pas en tant que tels, qu’il s’agit de constructions fluctuantes et toujours trop complexes pour être saisies de manière univoque. Il y a de bons arguments en faveur de cette thèse. On peut tout autant trouver dans l’histoire, l’anthropologie ou les sciences sociales en général de très bons arguments en faveur de la différenciation culturelle entre les peuples, et de là leurs préférences pour tel type d’institutions par exemple. Mais le rôle d’un responsable politique, surtout quand il est chef de l’Etat, n’est pas de produire des analyses de sciences humaines et sociales, il est a minima de mettre en récit l’identité collective sinon commune de son peuple, et dans le meilleur des cas d’indiquer une direction, de convaincre du bien-fondé d’un projet pour le pays. L’exercice du pouvoir, surtout quand il est dit « suprême », ne peut se réduire à une dissertation.
L’heure est bien trop grave pour que l’on puisse se contenter, politiquement, d’un tel flou. Les Français comme les Européens ont avant tout besoin de savoir où ils vont et pour cela de savoir qui ils sont, c’est-à-dire ce qu’ils souhaitent mettre, en commun, dans leur identité collective. Car celle-ci est, à l’âge démocratique, une question de choix politique.