Gilles CLAVREUL - 13 Déc 2019
La victoire de Boris Johnson est nette et sans appel. Offrant aux Conservateurs un succès aussi large que ceux de Margaret Thatcher durant les années 1980, Boris Johnson a gagné le pari de la cohérence : constatant l’impossibilité d’accomplir le mandat pour lequel sa majorité parlementaire l’avait mandaté, à savoir la mise en œuvre du Brexit, il a provoqué des élections générales qui étaient la seule issue possible à la crise politique. Son projet politique tenait en trois mots « Get Brexit done » ; avec une majorité confortable, plus rien ne l’empêchera de l’appliquer. Quoi qu’on pense du Brexit sur le fond, « BoJo » indiquait clairement la direction qu’il voulait suivre. Tout le contraire de son adversaire, Jeremy Corbyn, qui endosse la responsabilité de la pire défaite des travaillistes britanniques depuis les années 1930. Certes, avec plus de 200 députés et 32% des voix, ce qui est un séisme pour la gauche britannique ferait les affaires de bien des sociaux-démocrates français ; mais, deux ans après avoir fait vaciller les conservateurs, la chute est lourde pour le Labour. Il y a un mois, ce scénario n’était pas écrit : comment est-on passé en si peu de temps d’une situation si confuse à une conclusion aussi tranchée ? « One Nation Conservatism » : un triomphe ambigu Il faut d’abord se rendre à l’évidence, même si elle est pénible : non, le référendum de 2016 n’était pas un accident. Les Britanniques veulent vraiment le Brexit. Certes, la sortie de l’UE désespère des pans entiers de la population, à commencer par la jeunesse urbaine. Mais, trois ans et demi après le référendum, on ne peut plus accuser les intox, la précipitation ou les trolls russes : les électeurs ont eu le temps de mûrir leur réflexion. Les Libéraux Démocrates, qui ont courageusement porté l’étendard du Remain, l’ont payé par un lourd revers électoral, symbolisé par la défaite de leur leader Jo Swinson, battue de 150 voix dans sa circonscription écossaise. Le sursaut espéré par les europhiles n’a pas eu lieu, bien au contraire. Si on remet les choses en perspective, le Brexit n’est qu’un épisode de plus dans la longue histoire des relations structurellement ambivalentes que le Royaume-Uni entretient avec l’Europe continentale. Depuis son entrée dans la CEE, il était plausible d’affirmer qu’elle avait non seulement bénéficié de son intégration sur le plan économique, mais qu’elle avait remarquablement su jouer sa carte dans les arcanes bruxelloises, et mieux encore depuis l’intégration des pays d’Europe centrale que les diplomates britanniques ont su instrumentaliser contre ses rivaux Français et Allemands. Politique d’équilibre et d’alliances de revers multiséculaire. Il n’empêche, tel n’est pas le récit qui s’est imposé : les Britanniques préfèrent considérer que ce qui leur est arrivé de positif depuis cinq décennies (très notablement, le développement de Londres comme grande place financière et centre du multiculturalisme mondialisé) ressortit à leur génie propre, tandis que tout ce qui ne va pas, notamment la paupérisation dramatique des classes populaires, l’insécurité croissante ou les ratés de l’intégration, sont la faute de l’Europe. C’est sans doute peu conforme à la réalité, mais c’est ainsi : les Conservateurs ont su en appeler à un imaginaire politique puissant, celui d’une Grande-Bretagne retrouvée, réconciliée - sur le dos de Bruxelles, bouc-émissaire idéal – et enfin, réunie, comme Boris Johnson n’a cessé de le marteler depuis hier soir. Pour autant, la réactivation du « one-nation conservatism » cher à Disraeli débouche sur un triomphe ambigu. Ce ne sont pas tant les bastions « remainers » qui peuvent inquiéter le Premier ministre, mais plutôt la remontée de l’indépendantisme écossais à son plus haut niveau – 48 députés sur 59 -, donnant un surcroît de légitimité à Nicola Strugeon pour demander à nouveau un référendum sur l’indépendance. De même, en Irlande du Nord, les nationalistes et républicains réalisent des scores historiquement élevés au détriment des unionistes. « One nation », oui, mais laquelle ? Boris Johnson a su mobiliser l’histoire longue : reste à savoir si le prix à payer n’est pas le réveil des vieilles passions centrifuges. Une nouvelle débâcle de la gauche identitaire Beaucoup a été dit et écrit ces dernières heures sur la responsabilité personnelle de Jeremy Corbyn dans l’échec historique des Travaillistes. Dépourvu de charisme, incapable d’incarner le renouvellement, très « londonien » et donc mal identifié dans les bastions du nord-ouest (le « red wall »), Corbyn aura été incapable de reconnaître d’abord, d’endiguer ensuite, l’antisémitisme devenu endémique au sein de son propre parti. Bougon, brouillon et terne, il n’avait pas l’image d’un leader et on se demande encore comment, en France, des leaders de gauche comme Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon ont pu prétendre s’en inspirer. Mais ce défaut de leadership éclaire d’un jour trop faible la déroute travailliste. Celle-ci signe au contraire une nouvelle débâcle de la gauche identitaire, celle qui renonce à élaborer un projet politique d’ensemble pour la société au profit d’une addition de politiques catégorielles au profit de minorités, figures de substitution aux classes laborieuses. Tout dans cette dérive rappelle celle des Démocrates américains, si justement analysée par Mark Lilla, professeur de théorie politique à Columbia et auteur d’une tribune parue en novembre 2016 dans le New York Times : « The end of identity liberalism ». Dans cet article, le plus lu de l’année 2016 sur le site du quotidien new-yorkais, Mark Lilla expliquait que la victoire de Donald Trump, que beaucoup avaient refusé de seulement envisager, était d’abord la défaite d’Hillary Clinton, au terme d’une longue évolution ayant vu les Démocrates américains abandonner les grands récits collectifs, du Welfare state à la lutte pour les droits civique en passant par la Nouvelle frontière, au profit de questions sociétales rabattues sur la critique de la domination blanche, les questions de genre et les problématiques raciales. Cette évolution, largement impulsée par le militantisme des groupes radicaux présents sur les campus, a provoqué un déplacement du centre de gravité de l’électorat démocrate, associant élites urbaines et minorités ethniques, religieuses et sexuelles, au détriment des classes populaires blanches. Le programme du Labour faisait la part belle aux minorités : un clip de 67 secondes, relayé par Corbyn a quelques jours du scrutin, égrenait la liste – interminable – des groupes sociaux auxquelles les Travaillistes promettaient « dignité, futur, espoir », déclinant en images et slogans le « Race and faith manifesto », l’un des tirés-à-part du programme de Corbyn. Le clip se terminait par ces mots : « La diversité est notre plus grande force ». Bien des thèmes de ce qu’on appelle la gauche intersectionnelle, rompue au « community organizing » dont Hillary Clinton s’était elle aussi ouvertement inspirée. En creux, une certaine radicalisation sous-tend cette évolution, plus gauchiste que marxiste, plus « intersectionnaliste » qu’axée sur la lutte des classes, allant de pair avec une tolérance coupable pour l’antisémitisme de certains militants. Les commentateurs ont d’ailleurs relevé que la seule « communauté » à ne pas être mentionnée dans ce clip de campagne était précisément la communauté juive… Politics, not policies Au fond les Travaillistes, comme toutes les forces politiques qui tentent de répondre à la crise démocratique qui se répand dans presque toutes nations occidentales, ont bien senti le fond de l’affaire : la présence lancinante de la question identitaire. Or le Labour y a répondu à sa façon, mais à l’envers : au lieu d’entendre une aspiration collective à reprendre en mains son destin («Take back contrôle était le slogan des Brexiters en 2016), les Travaillistes consentent, et même encouragent à la dissémination des réponses catégorielles, faisant de chaque cas particulier l’objet d’une politique publique spécifique, et du « Manifesto », le programme travailliste, un document touffu, complexe, fourmillant de propositions parmi lesquelles beaucoup sont légitimes – sur la remise à niveau des services publics et de la protection sociale, ou sur l’environnement –, d’autres exagérément dispendieuses comme cette promesse du haut débit gratuit pour tous en 2030, mais qui peinent quoi qu’il arrive à faire système. Un programme qui illustre jusqu’à la caricature la distinction que tout étudiant de science politique apprend, entre « politics », LE politique, et « policy », les politiques publiques. Il était d’ailleurs frappant d’entendre Jeremy Corbyn déclarer ce matin que, malgré la défaite, il restait « fier de nos politiques publiques » (« proud of our policies »). Or l’accumulation des mesures ne fait pas une vision politique. En définitive, tout s’est cristallisé sur l’énorme manœuvre d’évitement des Travaillistes à propos du Brexit. C’était LA question politique, la seule de ce scrutin en réalité, et il fallait y répondre : l’avenir du pays est-il oui ou non en Europe, et s’il n’y est pas, à quelle condition la sortie doit-elle s’effectuer. En s’avérant incapable de dégager une position claire sur cette question, et en renvoyant à…un nouveau référendum sous six mois, pour lequel il annonçait par avance qu’il ne donnerait pas de consigne de vote, Corbyn a commis l’erreur fatale, celle de laisser les électeurs répondre tout seuls à la question posée par son adversaire. Plus encore : en refusant de voir l’éléphant du Brexit dans le couloir électoral, les Travaillistes ont fait l’aveu de leur absence de projet pour le pays. Ne restait plus, en lice, que la proposition de Boris Johnson. Elle était mauvaise ? Certainement. Mais surtout, elle était la seule. Les citoyens de nos vieilles démocraties ne croient peut-être plus beaucoup leurs hommes politiques ; ils n’ont que très modérément confiance dans leur aptitude à conduire des politiques (policies) efficaces et justes ; mais ils ont toujours besoin du politique. Voilà ce que Corbyn, et avec lui beaucoup de responsables de gauche à travers l’Europe, n’ont toujours pas compris, laissant les cinquante nuances de droites libérales, conservatrices et populistes se disputer la définition du commun et la formulation de l’avenir. La question identitaire agit en sens contraire sur la gauche et sur la droite : à droite, elle catalyse ; à gauche, elle empêche. En Italie, en Hongrie, aux Etats-Unis et donc désormais au Royaume-Uni, la droite se galvanise à l'identité. L'effet est inverse sur la gauche : elle s'atrophie en se radicalisant. Si elle ne peut ni la nier - ce serait absurde -, ni l'encourager, la gauche n'a plus qu'une solution : la transcender, c'est-à-dire réinventer une citoyenneté de dépassement des identités dans laquelle les individus acceptent à nouveau de se projeter. Il suffit de l'énoncer pour voir que la tâche n'est pas simple...
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