Gilles CLAVREUL - 29 Nov 2019
Pourquoi réforme-t-on les retraites ? La question peut sembler totalement incongrue : cela fait un peu plus de vingt-cinq ans qu’on les réforme, et quand on ne les réforme pas, on parle de les réformer. Et pour cause : notre système par répartition est d’autant plus viable que le rapport entre actifs cotisants et pensionnés est élevé. Avec l’arrivée des générations issues du baby-boom à la retraite et l’allongement de la durée de la vie, ce ratio s’est continuellement dégradé : de 3,7 en 1975 à 2,6 en 1988, pour tomber à 1,7 aujourd’hui. Pas de drame à l’horizon Catastrophe en cours ? Pas vraiment : en réalité, les quatre séries de réformes engagées en 1993, 2003, 2010 et 2014, en modifiant les modalités de calculs et surtout en augmentant les durées de cotisation, ont dans une large mesure anticipé et évité le crash longtemps annoncé. Ainsi, si le poids des retraites sur la richesse nationale est conséquent (13,8%), il est à peu près stabilisé et ne devrait pas connaître d’évolution majeure d’ici 2030, affirme le Conseil d’Orientation des Retraites (COR) dans son rapport public pour 2019 qui vient de paraître. Faute de ces réformes successives, le prélèvement nécessaire sur la richesse nationale aurait été voisine de 20%, soit quelque 140 Md€ supplémentaires : c’eût été insoutenable. Rien ne se profile de tel selon le collège d’experts, malgré ce que certains leur font dire : avec des hypothèses légèrement réajustées par rapport à l’année dernière (on s’épargnera ici le détail des nombreux paramètres à intégrer pour établir ces prévisions), le COR table sur un manque à financer qui se situerait entre 0,3 et 0,9% du PIB, selon les hypothèses de croissance et les conventions comptables que l’on retient. C’est loin d’être négligeable mais, à proprement parler, il est difficile d’y voir un risque systémique. Retour à la case départ : mais pourquoi donc réformer, si ce n’est pas indispensable ou, à tout le moins, pourquoi donner tant d’importance à cette réforme qu’on pourrait très bien tenter de faire passer par des ajustements techniques, sans tambour ni trompette ? C’est que l’ambition d’Emmanuel Macron va très au-delà d’un simple rééquilibrage du régime. Là où ses prédécesseurs ont dû tailler dans le vif des dépenses en promettant qu’ils ne changeraient pas les règles du jeu, lui a entrepris de faire l’inverse : refondre totalement le système, réaliser la grande fusion des régimes, ce que les pères fondateurs n’étaient pas parvenus à faire en 1945, du fait de la multiplicité et de l’hétérogénéité des situations des régimes particuliers. Le besoin de réconcilier la France avec elle-même ne permettait pas qu’on touche à des situations catégorielles acquises. D’où la survivance des fameux régimes spéciaux, ceux-là mêmes dont aucun gouvernement n’a eu raison, surtout pas celui d’Alain Juppé en décembre 1995. Par définition, ces régimes recouvrent une multitude de situations très différentes : rien de commun entre la caisse de retraite des avocats, 65000 cotisants pour 15000 pensionnés et des excédents cumulés qui représentent un épais matelas, et les régimes de la RATP et de la SNCF, entreprises publiques qui garantissent des conditions de départ, à la fois en termes d’âge et de taux de remplacement, nettement plus favorables que le régime général. Et puis il y a cette situation particulière dont on oublie généralement de parler, qui n’est pourtant pas négligeable : celle des fonctionnaires, les uns cotisant auprès d’une caisse (les territoriaux et les hospitaliers), tandis que les fonctionnaires d’Etat voient leur pension versée par un budget spécifique, le « CAS pensions » - il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un régime de caisse. Rationalité théorique, enfer pratique Fusionner toutes ces situations particulières en un seul régime universel, cohérent, transparent, et par définition équitable puisque tous les travailleurs seraient logés à la même enseigne, voilà qui, sur un plan purement théorique, n’appelle que des éloges : pour un niveau de revenus et un temps de travail donnés, un seul taux de cotisation, ouvrant des droits à pension exprimés en points, corrigés de la pénibilité, de la prise en compte des aléas de vie, etc. Rien de plus rationnel, ni rien de plus juste, cela semble d’une évidence enfantine. Ne reste plus qu’à confier le pilotage des négociations à un politique réputé placide et consensuel, Jean-Paul Delevoye, et à entretenir ce qu’il faut de flou, derrières les grandes lignes, pour se laisser des options de repli, comme par exemple – le Premier ministre l’évoquait ces dernières heures – la possibilité de repousser la date d’application de la réforme et donc en exclure les travailleurs qui partiront en retraite au cours des trois, cinq, voire dix ou quinze prochaines années. Mais dès qu’on quitte le ciel des généralités et qu’on regarde la complexité des paramètres à prendre en compte, tout s’obscurcit : que deux chauffeurs d’autobus n’aient pas la même retraite selon que l’un conduit un bus vert d’eau de la RATP, tandis que l’autre s’installe au volant du bus d’une société privée attributaire d’un marché public local, on comprend qu’il y a un problème, et qu’il n’est pas scandaleux de chercher à résorber l’écart entre les deux. Qu’on s’avise de le faire à moyens constants – a priori, il vaudrait mieux – c’est déjà plus compliqué, puisque l’un doit perdre pour que l’autre puisse gagner. Or c’est le cas de figure le plus simple, le reste, tout le reste est pire : ainsi du fameux alignement public-privé. Il n’a de sens que si on intègre à la comparaison les niveaux de qualification, les perspectives de progression professionnelle, les avantages collectifs auxquels l’agent ou le salarié peuvent accéder, etc. Les fonctionnaires ont peut-être la sécurité de l’emploi, mais ils n’ont pas de comité d’entreprise ; et leurs primes, quand ils en touchent, ne sont pas intégrées, sauf exception, au calcul de la retraite. Comment traiter ces situations disparates ? Pour ne pas parler d’un sujet brûlant mais peu abordé : comment considérer dans l’équation les confortables réserves sur lesquelles sont assis les régimes complémentaires AGIRC-ARRCO et les régimes spéciaux, qui représentent en tout 5,6% du PIB ? Faut-il considérer, comme les représentants des organismes gestionnaires le prétendent, que ces surplus accumulés sont le simple reflet d’une gestion vertueuse qu’il n’est pas question de mettre au commun, alors que la loi les oblige déjà à reverser chaque année une partie de leurs excédents au régime général ? Ou bien doit-on considérer que la solidarité inter-régime doit primer ? Changement de décor Voilà comment s’instille le poison du ressentiment : à partir de sa propre situation, et en s’appuyant sur des informations souvent partielles, sur des critères parfois légitimes, parfois non, chacun envisage l’idée d’une réforme comme une remise en cause possible d’avantages qu’il estime justifiés, les siens, ou le maintien d’avantages indus, ceux des autres. Vieille passion française que Jules Renard résumait d’un trait : « Il ne suffit pas d’être heureux : il faut encore que les autres ne le soient pas ». S’ajoutent les effets de communication des uns et des autres – c’est de bonne guerre mais cela n’aide pas vraiment à rapprocher les positions… On aurait imaginé, en un temps révolu, que les partenaires sociaux auraient joué cette partition si connue, ce ballet si bien réglé : le gouvernement aurait bandé les muscles, acte 1. Acte 2, les syndicats auraient grondé fort : « c’est inacceptable ! ». On aurait défilé, protesté, un peu débordé mais pas trop. Puis, acte 3, tout le monde aurait su terminer la grève, suivant l’exemple du camarade Thorez : protocole et embrassades finales dans le dernier acte. Las, on n’en est plus là depuis longtemps : quand les syndicats jouent l’épreuve de force, ce n’est plus dans l’espoir de faire plier le gouvernement et le patronat, mais dans la crainte que la base ne leur échappe définitivement. Même chose côté gouvernement et patronat : auparavant les acteurs jouaient une pièce qu’ils avaient plus ou moins écrites et la part d’improvisation était limitée ; aujourd’hui, ils arrivent sans texte, s’installent sur scène et s’attendent à ce que les spectateurs se lèvent, les sifflent et leur jettent des tomates. Autre scène, autre pièce, autre époque. Engager une réforme structurelle des retraites, c’est donc non seulement donner prise à toutes les passions mauvaises dans un univers du social de moins en moins régulé et codifié, mais c’est aussi engager la société tout entière sur une révision générale de son échelle des valeurs, des contributions et rétributions qu’on est en droit d’attendre de la société et que celle-ci peut attendre de nous, des conditions effectives d’exercice de la solidarité entre les classes sociales, les groupes sociaux et, last but not least, les générations. La France est en effet seul parmi les grands pays développés dont les retraités ont un revenu disponible (très légèrement) supérieur à celui des actifs ; c'est la traduction d'un choix national implicite très fort, construit sur la très longue période. Il est pertinent, légitime, nécessaire, même, de poser ces débats, mais on en mesure les implications. Reste à savoir si c’était le bon moment et la bonne façon de le faire. Là, on est un peu dubitatifs. Evidemment, Emmanuel Macron aura beau jeu de repousser l’argument de l’opportunité au motif qu’à écouter les prudents, ce n’est jamais le bon moment de réformer, et que c’est cet état d’esprit attentiste qui conduit à l’enlisement. Ce qui n’est pas faux. Mais à voir l’état d’esprit des Français, la mobilisation prévue le 5 décembre, vraisemblablement assez large, et plus encore la colère sourde qui traverse toute une partie du pays – pas forcément celle qui aurait à perdre à la réforme d’ailleurs, ce qui n’est pas un mince paradoxe – on peut se demander si les Français ne vont pas répondre, sur le terrain ou par procuration, à une toute autre question que celle que l’exécutif a voulu leur poser. Va-t-on parler des régimes spéciaux le 5 décembre ? Oui, sans doute, mais peut-être pas plus qu’on n’a causé gasoil lors du premier rassemblement des Gilets jaunes, voici un peu plus d’un an. Les grands mouvements sociaux sont des métaphores : ils portent autre chose que ce qu’ils annonçaient, et l’emmènent vers un ailleurs que ni le pouvoir, ni le corps social n’avaient pu anticiper. Un dernier mot sur la méthode. Une fois de plus, Emmanuel Macron va se retrouver en première ligne. N’a-t-il pas choisi les bons opérateurs, ou bien ne leur laisse-t-il pas la possibilité d’endosser le costume de l’autorité ? Difficile à dire, mais on pense à Sarkozy qui, tout en choisissant ses collaborateurs avec discernement et flair, terminait presque invariablement par s’énerver qu’il lui faille « tout faire lui-même ». Son successeur médite-t-il les limites de cette méthode ? Rien n’est moins sûr, d’autant qu’à dix ans d’écart, la France a si fort changé qu’il n’est pas sûr qu’à rechercher, comme son prédécesseur, un face-à-face direct avec le peuple, Emmanuel Macron trouve encore quelqu’un en face de lui. Car bien malin qui sait dire, aujourd’hui, où le peuple se trouve.
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