Gilles CLAVREUL - 3 Mar 2019
Le conflit de plus en plus ouvert entre « libéraux culturels » et « républicains » au sein de La République En Marche n’a rien d’anecdotique. Il s’illustre à nouveau à l’occasion de la polémique du « hijab de running » (sic) de l’enseigne Décathlon, polémique que des esprits forts, s’autorisant des sarcasmes de la presse anglo-saxonne, s’accordent à trouver ridicule, mais qui n’est qu’un épisode de plus d’un phénomène très vaste et très puissant, et qui va secouer en profondeur et pour longtemps toutes les démocraties occidentales : ce que Laurent Bouvet appelle l’entrée dans l’âge identitaire, ou ce qu’on appelle aussi, aux Etats-Unis, la montée en puissance de « l’identity politics ».
Revenons au parti majoritaire : l’affaire Décathlon y a donné lieu à des prises de position radicalement antagonistes entre, d’une part, le député du Val d’Oise Aurélien Taché, promoteur revendiqué d’un « libéralisme culturel » qu’il estime être le véritable ADN d’En Marche et qui a pris en conséquence fait et cause pour Décathlon, invoquant « la démocratisation du sport » et la liberté de se voiler ; et un groupe de parlementaires issus à la fois de la droite et de la gauche, emmené en particulier par le député du Cher François Cormier-Bourligeon et par la députée des Yvelines Aurore Bergé, tenants d’une position « laïque » et « républicaine », et dénonçant la banalisation du voilement des femmes. Entre les deux groupes, les échanges ont redoublé de virulence après la prestation d’Aurélien Taché dans l’émission C à vous, face à l’ancienne journaliste de Charlie Hebdo Zineb El Rhazoui, où le député du Val d’Oise s’est risqué à une comparaison maladroite entre le voile musulman et le « serre-tête catholique » pour étayer son soutien à la liberté de choix. Des propos qui ont entraîné également une réaction assez ferme de Marlène Schiappa, qui fait entendre depuis la publication d’un livre coécrit avec Jérôme Peltier, « La laïcité, point », une voix également « républicaine ».
Avec l’immigration et la sécurité, c’est sur cette question de la laïcité – prenons le mot dans son sens le plus large – et du rapport au fait religieux que sont apparu les dissensions les plus vives au sein de la majorité ; les escarmouches publiques ne donnent qu’une idée assez faible des profondes divergences de vues qui s’expriment, notamment sur les fameuses « boucles Telegram », entre parlementaires. En clair, sur les questions régaliennes et identitaires, LREM n’est pas plus homogène, et même bien moins, que ne l’était, sous la précédente mandature, le Parti Socialiste. On sait comment cela a fini.
Que peut faire Emmanuel Macron ? Jusqu’à présent, fidèle à l’adage du Cardinal de Retz, il s’en est tenu à une prudente ambiguïté, envoyant des signaux contraires où chacun était censé entendre, au moins une fois, un couplet conforme à ses attentes. Nulle meilleure illustration de ce « en même temps » que la reconduction de l’Observatoire de la laïcité, dont le tolérantisme militant est raccord avec la « ligne Taché », et la création du « conseil des Sages de la laïcité » de Jean-Michel Blanquer, à la tonalité très « républicaine », et qui ressemble fort à un désaveu pour le Président de l’Observatoire…même s’il en est membre !
Or ce statu quo n’est plus guère tenable, car à force de ne déplaire à personne, on prend le risque de mécontenter tout le monde. La solution la plus convenue consisterait à chercher une paix des braves et l’harmonie dans la diversité : Aurélien Taché, qui a priori représente un point de vue minoritaire dans le groupe, comme jadis les « frondeurs », serait présenté comme l’aiguillon utile, rappelant à sa famille politique, très urbaine et « CSP + », la nécessité d’entendre la voix des quartiers populaires ; et on confirmerait une ligne républicaine, ferme sans excès, assise sur les principes de la loi de 1905 et soucieuse de l’égalité entre les femmes et les hommes. Une sorte de synthèse solférinienne remise au goût du jour.
Or il ne s’agit que d’un expédient, car les dissensions de fond n’auront pas disparu pour autant. Elles réapparaitront au premier fait d’actualité, et surtout elles poseront un vrai problème de ligne politique lors des prochains scrutins électoraux. Et là, le Président ne pourra pas entériner la « ligne Taché ». Pourquoi ? D’abord parce que, sur le plan électoral, LREM a peu à y gagner et beaucoup à y perdre. Peu à y gagner, car l’électorat des quartiers populaires que cible, dans une stratégie très « terranovienne », le député Taché, vote peu et massivement à gauche. Une concurrence très rude se prépare aux prochaines municipales avec des candidats du PS, du PC, de Générations et de la France Insoumise, sans compter de probables « listes citoyennes » présentées par des militants proches de l’islam politique et de la mouvance décoloniale, à l’instar du fondateur du CCIF Samy Debah, auteur d’une performance remarquée dans la 1ère circonscription du…Val d’Oise, en 2017. Il faudrait aux « libéraux culturels » aller très loin dans l’accommodement communautariste pour affronter cette concurrence, d’autant que l’image du Président Macron est sensiblement détériorée dans les quartiers populaires. Et beaucoup à perdre, car une telle surenchère ferait fuir, ailleurs, un électorat attaché aux valeurs républicaines et à la laïcité, voire entraînerait, ce qui serait plus grave encore pour LREM, des dissidences.
Cette analyse a cependant une faiblesse : elle n’est, après tout, qu’un « terranovisme » inversé, puisqu’elle suggère d’aller là où se porte l’intérêt électoral. Mais c’est une toute autre raison, de fond celle-là, qui devrait conduire le Président à trancher nettement en faveur d’une ligne « républicaine » : c’est non pas l’intérêt de sa famille politique, mais tout simplement celui du pays. Car la principale faiblesse de la « ligne Taché » n’est certainement pas de rappeler à une majorité qui tire à droite les problèmes criants des quartiers populaires – bien au contraire -, ni même de défendre une position plus souple sur la laïcité, qui représente aussi un courant de pensée digne d’intérêt et de représentation. C’est bien plutôt d’entériner, et de ce fait d’aggraver, l’archipélisation de la société française dont parle Jérôme Fourquet : car au bout du « libéralisme culturel », il y a la déliaison et le chacun chez soi, la désagrégation du commun et le renforcement des digues territoriales, sociales, culturelles, voire ethno-religieuses. Or qui tirera en dernier ressort les marrons du feu identitaire, sinon une droite dure, réactionnaire et dirigiste, qui prétendra mettre au pas les petites musiques différentialistes des groupes minoritaires ? Et qui aura le plus à y perdre alors, sinon précisément ces Français issus de l’immigration dont Aurélien Taché, rendons-lui au moins justice de cela, veut se faire le porte-parole ?
Voilà l’enjeu, et pour tout dire le défi, posé par l’avènement de l’âge identitaire : l’archipel communautaire avant le raidissement autoritaire. Emmanuel Macron a encore largement les moyens d’éviter ce scénario. Plus encore : il en a le devoir.