Brice Couturier - 29 Juin 2018
La démocratie libérale face à une double menace
On a cru, en Occident, après la chute du Mur de Berlin en 1989, que la convergence qui se dessine depuis le XIXème siècle entre le libéralisme, le capitalisme et la démocratie allait enfin pouvoir advenir partout dans le monde. Les « processus de démocratisation » le disputaient à « l’entrée dans la mondialisation » de pays et de régions tenus jusque-là à l’écart du sens de l’Histoire. Las, en une trentaine d’années, chacun a compris que non seulement la convergence s’avérait bien plus difficile que prévu mais surtout qu’elle avait été plus contingente que nécessaire. Le capitalisme n’ayant besoin ni de la démocratie ni du libéralisme pour se déployer et, désormais, la démocratie elle-même n’ayant plus besoin du libéralisme pour s’inventer de nouvelles formes. Brice Couturier nous montre combien la démocratie libérale est un bien aussi précieux que fragile en ce début de XXIème siècle.
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Le monde entier ne se dirige pas vers la démocratie libérale et les droits de l’homme, comme nous l’avons cru à la fin des années 1980. Non, notre régime politique ne bénéficie pas de la bienheureuse fatalité qu’imaginait Tocqueville. Le grand récit libéral à la Lord Acton, qui fait de la liberté la destinée manifeste de l’humanité entière, faisait sourire depuis longtemps. Quant à la « fin de l’histoire » de Fukuyama, personne n’y souscrit plus. Aujourd’hui, la démocratie libérale ne progresse plus, elle recule. Tous ceux qui la préfèrent doivent se demander pourquoi et non se voiler la face. Ils doivent identifier les défis et les périls. Ils doivent imaginer des solutions.
Reculs démocratiques
Tous les indicateurs dont nous disposons en témoignent. Selon Marc Plattner, corédacteur en chef du
Journal of Democracy, la démocratie a commencé à s’imposer comme un idéal désirable dans la période 1975-1985. Les peuples qui n’en bénéficiaient pas sont entrés en lutte afin de l’obtenir. La chute des régimes autoritaires en Europe du Sud dans les années 70, celle du mur de Berlin et la dissolution du bloc soviétique à l’Est, à la fin des années 80, ont permis à de nombreux peuples de reconquérir leur indépendance nationale et de renouer avec une tradition démocratique. Mais, depuis une douzaine d’années, nous assistons à un indéniable repli. C’est ce qui ressort du dernier index du V-Dem Project (Varieties of Democracy) qui date de 2016 et porte sur 177 pays. De son côté, Freedom House, une organisation co-fondée par Eleanor Roosevelt en 1941, classe annuellement les Etats en trois catégories dans son sondage ‘Freedom in the world’ : libres, partiellement libres, pas libres du tout. Sur 195 Etats, le résultat pour 2017 se décompose en 45 % de démocraties authentiques, 30 % dits « partiellement libres » et 25 % de dictatures ouvertes. Freedom House analyse, à l’aide d’une batterie d’indicateurs, le niveau de liberté dont jouissent les citoyens de chacun de ces 195 Etats. Les scores les plus élevés (100) ne sont atteints que par la Finlande, la Norvège et la Suède. La Corée du Nord figure en bas du classement avec 3 sur 100. La Russie ne mérite qu’un 20 et la Chine 15. La France obtient 90.
Plus préoccupant encore, l’adhésion au modèle démocratique au sein des démocraties occidentales elles-mêmes connaît une érosion inquiétante. Yascha Mounk, jeune politologue et Roberto Foa, spécialiste des sondages se sont penchés, pour le
Journal of Democracy, sur les données publiées par World Values Survey. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, ils constatent que les jeunes sont moins attachés que leurs parents à la démocratie. Une forte proportion de ces jeunes, tant en Europe qu’en Amérique du Nord, estime que voter ne sert à rien. Un jeune sur six de moins de trente ans estime même qu’un pouvoir autoritaire, n’ayant pas de comptes à rendre à un Parlement lui apparaît comme « une bonne chose ». Les pires résultats sont constatés dans deux nations réputées pour leurs traditions démocratiques, la Grande-Bretagne et la Suède… On observe aussi que, dans nos pays, ce sont les plus pauvres qui sont les plus attachés à la démocratie, tandis qu’une fraction importante des classes supérieures les plus éduquées s’en passerait volontiers. L’élection de Donald Trump pourrait avoir convaincu une partie des élites américaines qu’on ne pouvait décidément pas confier la désignation du président au peuple : les «
deplorable » (lamentables, l’expression d’Hillary Clinton pour désigner les partisans de son adversaire) sont trop nombreux… L’idéologie méritocratique fait concurrence à l’esprit démocratique.
Pourquoi un tel recul ?
Dans un livre remarquable,
The Retreat of Western Liberalism, publié l’an dernier, Edward Luce, un journaliste du
Financial Times qui a travaillé pour l’administration de Bill Clinton, offre de nombreuses pistes susceptibles d’expliquer ce relatif recul de l’idéal démocratique à travers le monde et au sein de l’espace démocratique lui-même.
Primo, la démocratie s’est répandue aussi longtemps que les démocraties occidentales avaient le dessus. La victoire du libéralisme sur le communisme a été vécue, à travers le monde, comme la démonstration de la supériorité de la démocratie. Or, en 2050, l’économie chinoise pourrait peser deux fois plus lourd que celle des Etats-Unis. Les performances économiques des démocraties ne sont pas brillantes et la crise de 2008 a démontré la fragilité de régimes fondés sur la liberté des acteurs économiques et financiers ; et leur infériorité envers des régimes d’économie dirigée et de capitalisme d’Etat à la chinoise.
Secundo, les démocraties occidentales, trop confiantes en elles-mêmes, à l’époque de leur victoire de 1989, ont fait preuve d’arrogance. Les Etats-Unis, en particulier, se sont cru portés par l’histoire et autorisés à exporter militairement la démocratie dans des endroits du monde qui n’en éprouvaient pas le désir. Les guerres d’Afghanistan et d’Irak, de même que l’intervention franco-britannique en Libye ont « causé de graves dommages à la marque démocratie », comme l’écrit Edward Luce.
Tertio, sur le front de la guerre de propagande –
soft et
sharp power mêlés – que nous mènent les puissances autoritaires, la Russie et la Chine déploient d’énormes moyens pour convaincre le reste du monde que la démocratie occidentale est un leurre, un rideau de fumée masquant la détention de la réalité du pouvoir par des oligarchies ; un prétexte imaginé par le « néo-impérialisme » pour imposer ses intérêts au reste du monde. Aujourd’hui, ce sont les dictatures et le démocratures qui affichent une énorme confiance en elles-mêmes, alors que les démocraties sont rongées par le doute. Les rodomontades de Poutine lui valent l’admiration de nombreux jeunes Européens qui estiment que leurs propres dirigeants ne protègent pas suffisamment leur nation. La méritocratie chinoise séduit une bonne part des élites africaines ou sud-américaines. Elles y voient un régime d’ordre et de consensus, capable de déclencher le développement accéléré et maîtrisé dont elles rêvent.
Quarto, l’évolution économique de l’Occident a provoqué un écrasement des classes moyennes, qui forment le socle de toute démocratie. Comme le proclamait Barrington Moore, «
No Bourgeoisie, No Democracy. » Le fondement de la démocratie, c’est la croissance économique et le partage équitable de ses fruits. On connaît la fameuse courbe en forme d’éléphant à la trompe dressée, dessinée par l’ancien chef économiste de la Banque mondiale, Branko Milanovic. Elle mesure la distribution de la croissance mondiale, au cours des dernières années. Le dos de l’éléphant, ce sont les classes moyennes des pays en développement, singulièrement celles de l’Asie : une progression spectaculaire. Le bas de la trompe, ce sont les classes moyennes et populaires des pays développés : elles ont stagné ou baissé. Le haut de la trompe, c’est l’explosion des revenus des hyper-riches du monde entier : ils ont explosé. «
The winner takes all ». C’est une situation explosive : les laissés-pour-compte forment l’armée électorale des politiciens populistes.
La tentation populiste
Joan Hoey, directrice de l’Economist Intelligence Unit pour l’Europe posait récemment cette question : « il faut défendre la démocratie, disent-ils. Fort bien : contre qui ? Contre le peuple ? » En réalité, deux logiques s’affrontent, comme l’écrit Jan Werner Muller, l’un des meilleurs spécialistes du populisme actuel. La logique démocratique et la logique libérale sont censées coexister, mais elles peuvent se dissocier, entrer en tension. La démocratie, c’est le droit pour la majorité de choisir les gouvernants ; c’est la souveraineté nationale, c’est la souveraineté populaire. Les principes libéraux réclament, eux, la séparation et l’équilibre des pouvoirs, le respect du droit des minorités, le contrôle de la constitutionnalité des lois, le respect des engagements internationaux souscrits. De plus en plus, on constate la divergence de ces deux logiques.
D’un côté, les peuples ont eu le sentiment que des domaines de plus en plus nombreux échappaient à la souveraineté populaire ; que les aspirations majoritaires étaient de plus en plus souvent bloquées par des élites dépourvues de légitimité démocratique. Des agences indépendantes, censées ne prendre en compte que la dimension technique des problèmes, définissent en réalité leurs propres politiques. Il y a, selon l’expression de Ian Werner Muller, une « entropie de la démocratie ». Colin Crouch, l’inventeur de l’expression « Post Democracy », explique ainsi la frustration de l’électorat : « On peut changer de dirigeants, mais pas de politique. » C’est le discours, en Europe, des souverainistes, pour lesquels « les élites » sont précisément situées : à « Bruxelles » !
De l’autre, des dirigeants populistes assument plus (Orban) ou moins (Salvini) le concept de « démocratie illibérale » (forgé par le politologue américain Fareed Zakaria) : ils considèrent que le fait d’avoir été élus leur donne tous les droits, que rien ne doit s’opposer à la volonté des majorités.
Comme l’écrit l’économiste américano-turc Dani Rodrik, la démocratie libérale fait donc face à « une double menace » interne. D’un côté, celle des populistes, partisans de la « démocratie illibérale », de l’autre, celle de « l’autocratie libérale ». Nous devons nous garder à la fois de la tyrannie des majorités et de la technocratie moralisatrice au service des minorités. Relever le défi principal auquel doivent faire face nos démocraties requiert une refonte profonde de la distribution des revenus, moins inégalitaire, ainsi que l’assurance que nos populations et nos frontières sont réellement protégées. Pour nous autres, Européens, cela ne peut se faire que dans le cadre de l’Union européenne.
Brice Couturier, journaliste, chroniqueur à France Culture, auteur de Macron, un président philosophe, Ed. de l’Observatoire, 2017.
Mots-clefs : démocratie, libéralisme