Fondateurs de l’Aurore - 29 Juin 2018
La République que nous voulons
Depuis 1945, l’Europe connaît la paix, la liberté et, malgré plusieurs récessions, la prospérité. Pourtant, la crise est devenue une sorte d’état permanent des sociétés occidentales. Crise économique, crise de l’Etat-providence, crise de la représentation, et désormais crise migratoire, crise sécuritaire, et plus en profondeur, crise identitaire. L’idée que notre destin nous échappe gagne du terrain dans les esprits, et avec elle la résignation inquiète devant des dynamiques, heureuses ou dangereuses, qui prennent naissance ailleurs et qui se déploient sans que la politique classique, singulièrement celle de la vieille Europe démocratique, ne parvienne ni à tirer parti des unes ni à contenir les autres.
Le populisme monte partout, même là où le chômage est bas, la croissance soutenue et l’espérance de vie élevée. Loin d’être vu comme un instrument de protection et de pacification, l’Etat est devenu suspect : interventionniste et tatillon dans la vie quotidienne du citoyen, il serait timoré devant les puissances financières et les grandes firmes transnationales. Partout on doute de sa capacité à produire encore le bien commun.
Ce que l’Etat n’apporte plus, les repères sociaux et idéologiques traditionnels ne le procurent pas davantage : entre l’effondrement des grands systèmes idéologiques explicatifs, le déclin de la pratique religieuse, la révolution de la cellule familiale et la fin du modèle de l’emploi à vie, les citoyens affrontent le monde comme il va de plus en plus seuls, sans grammaire commune ni perspective collective.
Dans ces temps où les repères vacillent, une proposition s’affirme haut et clair : la proposition identitaire. Nous retourner vers ce que nous sommes, ou plutôt ce que nous imaginons être, faute de savoir où aller. Ce que nous sommes : une histoire, un passé, un groupe, un territoire, une ethnie, une « race », une religion…, autant de passés magnifiés, de traditions réinventées, de reconstitution plus ou moins fantasmée d’une unité qui n’a peut-être jamais été, mais qui se donne à voir comme un horizon désirable au milieu du désordre présent.
L’âge identitaire se manifeste par le développement de deux offres politiques : une démocratie d’opinion toute entière tournée vers la société civile, où l’individu n’affirme paradoxalement sa singularité que comme membre de telle ou telle communauté ; un régime autoritaire ou, au mieux, une démocratie illibérale imposant l’ordre par l’arbitraire et l’unité par la force.
De ces deux offres, la première semble à première vue faire bon accueil aux principes essentiels de la démocratie libérale : du marché, elle conteste les excès mais non le principe ; elle défend, en apparence, les libertés. Si on l’examine d’un peu plus près cependant, son libéralisme ne valorise le libre choix que s’il se dirige vers un ordre préétabli, celui de la communauté, dont il conçoit les fondements, religieux, culturels ou ethniques, comme inaccessibles à toute remise en cause. Instruisant le procès de la civilisation occidentale, blanche et patriarcale, elle entend abolir la domination par la tyrannie des minorités, établie paradoxalement au nom des droits de l’Homme.
La seconde offre consent au sacrifice des libertés s’il est le prix à payer pour rétablir l’ordre, à la limitation des droits individuels et en particulier ceux des minorités, à l’affirmation d’une culture officielle « majoritaire » et au primat de la réglementation sur le marché, tout cela au risque de sacrifier, au choix, la prospérité, la démocratie ou la paix, et plus vraisemblablement, les trois à la fois.
Plutôt qu’une réelle alternative, ce « choix » entre démocratie communautaire et régime autoritaire pourrait bien ne matérialiser que deux phases de l’âge identitaire appelées à se succéder. Démocratie molle où le politique s’affaiblit et les identités s’affirment, d’abord ; montée populiste ensuite ; avènement d’un régime autoritaire enfin. Ne sommes-nous pas, déjà, en chemin ?
Regardons autour de nous : la fragmentation est déjà à l’œuvre, un peu partout en Europe, et partout elle rapproche les populistes de l’exercice du pouvoir. Après l’élection de Trump, après le Brexit, après les élections en Autriche et plus récemment en Italie, on serait presque tenté de dire que la France s’en sort bien. Mais pour combien de temps ?
Qui ne voit, en effet, que la fragmentation y est à l’œuvre comme ailleurs : territoires qui décrochent, populations qui deviennent invisibles et inaudibles, groupes sociaux vivant dans l’ignorance et l’indifférence mutuelles, résurgence des irrédentismes, poussées des communautarismes et en premier lieu du fondamentalisme islamiste, renouveau des théories racialistes, progression inexorable du Front National à chaque élection, malgré sa mort plusieurs fois annoncée. Des formes de violence sociale nouvelles apparaissent, plus insidieuses que par le passé, mais pas moins aliénantes, dans la famille ou le groupe, dans le monde du travail ou encore par l’exclusion de fait du champ politique : discriminations, rigidification de la norme sociale,
burn out, déclassement, insécurité culturelle, autant de phénomènes épars, touchant d’abord les classes sociales défavorisées, qui font chaque jour des victimes sans coupable sinon cet ennemi insaisissable et sans visage, le « système », clef d’explication magique d’un monde devenu sinon inexplicable, du moins illisible.
Les propositions identitaires, articulées l’une à l’autre à la manière des pinces d’une tenaille, ne sont fortes qu’en raison de l’affaiblissement démocratique. Au cours des trois dernières décennies, il y eut des moments de prise de conscience et de sursaut, comme l’identification de la « fracture sociale », des tentatives de rénover les pratiques démocratiques et de mieux associer les citoyens, et des politiques publiques ambitieuses, au moins dans les intentions, pour résorber les inégalités. Or, si l’on excepte l’égalité femmes-hommes où des progrès sensibles ont été accomplis, force est de constater que les espoirs placés successivement dans les relances de la politique de la ville, la lutte contre les discriminations, les réformes territoriales, le réinvestissement de l’identité nationale ou encore la démocratie participative, ont tous plus ou moins été déçus. Peut-être leur manquait-il de l’ambition, du temps et des moyens. Sans doute manquait-il aussi une volonté plus affirmée et plus obstinée de reprendre
ab ovo ce qui fait l’originalité et la spécificité de la démocratie française : l’idéal républicain. La République, ce principe politique qui place la volonté commune au-dessus des conditions particulières, qui élève l’homme, le consommateur ou le croyant à la dignité de citoyen.
Si on veut enrayer le déclin du sentiment démocratique et conjurer les tentations identitaires, c’est à un renouveau républicain qu’il faut dès à présent s’atteler.
Or le renouveau républicain ne peut s’accomplir sans une profonde remise à jour des principes fondateurs. Non pas pour les trafiquer ou les adultérer, comme on ne l’a déjà que trop tenté par le passé, par exemple en substituant au principe d’égalité celui, plus équivoque, d’équité, ou encore en adjectivant la laïcité dans le but plus ou moins avoué de l’affadir. Mais pour s’assurer qu’on les applique, qu’on les respecte et qu’on les fait respecter, depuis le bas jusqu’en haut ; qu’ils ne sont pas des motifs d’invocation pour soigner des effets de tribune ou garnir les cycles commémoratifs, mais des réalités vivantes, concrètes, qu’ils assurent aux citoyennes et aux citoyens des droits effectifs.
Si beaucoup de Français modestes ont cessé de croire à l’efficacité du modèle républicain, c’est en partie parce que, parmi les responsables politiques et administratifs, et parmi les décideurs économiques, nombreux sont ceux qui ont eux-mêmes cessé d’y croire. Une critique saine, non populiste, mais lucide et résolue, des élites, n’est pas seulement souhaitable : elle est un préalable à la reconquête républicaine.
Une autre condition est de retrouver une capacité à penser la société globalement, et non ses composantes comme des secteurs que l’on traiterait en autant de « séquences », c’est-à-dire d’abord et avant tout sous l’angle de la communication. Cette séquentialisation de l’action publique, à laquelle l’accélération de l’information n’est pas étrangère, est l’une des causes de la perte de repères, et donc de confiance, dans la République. Prenons l’exemple des territoires : il ne peut pas y avoir, d’un côté, une politique pour les « quartiers populaires », et une autre, reposant sur d’autres outils et d’autres relais administratifs, pour les « territoires ruraux », tout simplement parce que cela ne correspond plus à la réalité de nos territoires, où les espaces sont interdépendants. De même, la « gouvernance territoriale », c’est-à-dire l’organisation des pouvoirs locaux entre l’Etat et les différentes collectivités locales, ne peut pas être ni conçue ni pilotée indépendamment des efforts consentis en direction des territoires et des populations fragiles.
Une attention toute spéciale mérite en outre d’être portée à la liberté d’expression et au rôle fondamental de l’information dans une société libre. Sans une presse libre, pluraliste, indépendante et forte, les citoyens sont aveugles. Or les bouleversements induits par la numérisation de l’information se font sentir bien au-delà d’une crise du modèle économique : la massification de la production et de la diffusion altèrent la fiabilité de l’information, brouillent la frontière entre l’opinion et le fait et remettent en cause le statut du vrai, ou à tout le moins du crédible et du plausible, laissant l’opinion publique en proie au doute permanent. Comme y appelle Timothy Snyder dans
De la tyrannie, il faut pourtant
« Croire à la vérité. Abandonner les faits, c’est abandonner la liberté. Si rien n’est vrai, nul ne peut critiquer le pouvoir faute de base pour le faire. Si rien n’est vrai, tout est spectacle. Le portefeuille le mieux garni paie les lumières les plus aveuglantes. ».
Aucun programme n’est plus ambitieux, ni plus nécessaire : il ne s’agit pas seulement d’aider la presse traditionnelle par des subventions, ni même de réguler internet – ce que l’on n’a cependant que trop tardé à envisager, au nom des supposés bienfaits d’une démocratie de la « multitude » qui n’est jamais advenue. Il s’agit de redonner à la société et d’abord aux jeunes les anticorps adéquats contre l’industrie de l’illusion, c’est-à-dire en appeler aux humanités et aux savoirs critiques, que seules une école publique et une université fortes peuvent prodiguer. Sur ce front comme sur d’autres, il y a urgence : la bataille contre l’inculture et les superstitions a pris beaucoup de retard, en atteste le recul de la France dans tous les classements internationaux en matière de recherche, d’enseignement supérieur et d’éducation, quels que soient les doutes légitimes que l’on puisse émettre sur la valeur desdits classements.
Le renouveau républicain passe enfin par une réflexion en profondeur sur la place singulière de la France dans le monde, et tout d’abord en Europe. Le retour en grâce des politiques protectionnistes et le fantasme d’une Europe alternative que la France dessinerait seule en l’imposant à ses partenaires montrent une dilection toujours plus grande pour la fuite en avant. Appeler ambition le simple refus du réel, ce n’est pas proposer une alternative politique mais seulement vendre une illusion. Pour autant, les peuples européens ne se résigneront pas éternellement à l’application à sens unique de règles de concurrence qui détruisent des pans entiers de leur économie et dégradent leurs services publics, pas plus qu’ils n’accepteront que leurs frontières ne soient pas protégées. Tant en matière économique que face à la question migratoire, enjeu majeur des prochaines décennies, l’ouverture ne peut aller sans règles, ni les règles sans moyens de les faire respecter, tant à nos frontières nationales qu’à celles de l’Union européenne. Il est chaque jour plus évident que l’Europe élargie, qui est en réalité l’Europe diluée, n’est pas le cadre adapté à la poursuite d’un projet politique européen ambitieux. Là aussi, un retour aux intentions fondatrices de l’Europe s’avère nécessaire.
En appeler au renouveau républicain, c’est au fond reprendre le projet émancipateur des Lumières, c’est-à-dire, selon Kant, « la sortie de l’Homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable ». Face aux sirènes de la servitude volontaire, l’aspiration à l’égalité, à la justice, à la connaissance et au progrès doit redevenir l’idée neuve des Français et des Européens.