Emmanuel DEBONO, historien de l'antiracisme - 28 Sep 2018
Le « racisme anti-blancs », un impensé
La LICRA a porté plainte pour racisme anti-Blancs contre le rappeur
Nick Conrad. Cette initiative lui vaut d’ores et déjà au moins deux catégories d’attaques. Les premières font entendre les sarcasmes de ceux qui estiment que l’organisation antiraciste, fondée en 1927, découvre bien tardivement le « problème ». À ceux-là, il faut rappeler que l’association n’en est pas à son coup d’essai, s’étant déjà portée
partie civile à deux reprises ces dernières années dans des affaires d’agressions, et n’ayant pas hésité à intégrer la problématique dans ses discours et dans ses campagnes de sensibilisation. Ces critiques viennent pour beaucoup de la droite nationale populiste qui, historiquement hostile à la LICRA, considère que son antiracisme a toujours été odieusement sélectif.
Les secondes attaques proviennent de ceux pour qui le simple fait d’envisager la possibilité d’un racisme anti-Blancs relève de l’imposture, de l’idéologie et de l’infamie. En ces temps de violente et stérile cristallisation des débats, efforçons-nous de rappeler ce qui en fait d’abord un impensé.
L’enjeu de la définition
La notion de racisme anti-blanc est très controversée. Rien ne semble pourtant interdire de lui donner une définition inspirée de celles des autres racismes, du type :
« Le racisme anti-blancs définit les attitudes, comportements et discours d’hostilité à l’égard des ‘Blancs’. » Le terme « Blancs » est ici à considérer dans toute sa subjectivité et dans l’hétérogénéité des réalités auxquelles il se réfère. Ainsi la définition pourrait-elle être simple et susciter l’adhésion collective. Pourtant, elle soulève habituellement bien des protestations et se voit opposer une contre-définition du type :
« On appelle, à tort, ‘racisme anti-blancs’, des formes marginales d’hostilité qui se manifestent à l’égard du groupe majoritaire, abusivement qualifié de ‘blancs’, motivées par la volonté de contester un rapport de force historiquement inégalitaire fondé sur la domination raciale. Inventée et promue par l’extrême droite, cette notion permet aux dominants de qualifier de ‘réaction défensive’ leur propre racisme à l’égard des minorités visibles, c’est-à-dire des racisé.e.s. »
Un paradigme restrictif
Cette contre-définition, inspirée de commentaires réels, n’est pas sans poser problème. Elle repose d’abord sur l’idée que le racisme est une invention des Blancs, un moyen d’asservissement, comme si le monde extra-européen n’avait pas, au fil de l’histoire, engendré ses propres formes de racisme. Comme si l’Occident, du fait de sa contribution fondamentale à la théorisation du racisme, ainsi qu’à sa mise en œuvre à travers l’esclavage, la ségrégation, l’Apartheid, les crimes de masses et les génocides, éclipsait toutes les autres sources d’offenses et de violences raciales. La dimension monstrueuse de ces événements historiques commande-t-elle d’ignorer les délits ou les crimes de moindre intensité où intervient le préjugé racial ? La réponse est évidemment négative.
Lorsque l’on admet du bout des lèvres, dans certains milieux militants ou universitaires, la possibilité du racisme anti-Blancs, on ajoute rapidement qu’il ne fait pas système. Parce que les faits observables ne seraient ni répétitifs, ni discriminatoires, ils seraient d’une portée négligeable et d’une importance toute relative. Il faut pourtant admettre que le racisme peut exister, par des discours ou par des actes, sans qu’un rapport de domination soit nécessairement à l’œuvre. Le fléau des discriminations, pour important qu’il soit, ne rend pas obsolètes les autres modes d’expression du racisme. Prétendre le contraire conduirait à regarder l’antisémitisme actuel comme un phénomène anecdotique, qu’il n’est aucunement. Cela reviendrait à ne pas établir de continuité entre l’action idéologique des nazis avant 1933 d’une part, et leur institution d’une persécution d’État à partir de cette date de l’autre. Il faudrait en somme tenir l’idéologie pour secondaire voire sans effets sociaux.
Un ordre des responsabilités ?
Il pourrait être rétorqué que les mots et les actes hostiles aux Blancs ne sont qu’une réponse à un primo-racisme. L’argument est recevable dans une certaine configuration, lorsqu’il est question de répondre à une situation de domination ou d’humiliation. Lors de la décolonisation, on a pu ainsi parler d’un phénomène de « racisme à rebours », d’un « contre-racisme » ou d’un « racisme inversé ». Mais quelles qu’en soient les raisons et l’ordre des responsabilités, les attaques à raison de l’appartenance raciale réelle ou supposée des individus ont reçu un nom générique auquel il paraît difficile de déroger. Il appartient aux spécialistes des différentes disciplines d’en préciser la teneur et la généalogie. Il serait au contraire curieux que toutes manifestations de racisme ramènent, en toutes circonstances et à toutes époques, au principe d’un crime originellement blanc.
Assignations préjudiciables
Il existe en outre un mécanisme de pensée qui encombre les esprits et assigne aux individus un rôle historique en fonction de leur couleur. Le monde se diviserait entre oppresseurs et opprimés, la couleur de l’oppression étant le blanc, renvoyant les autres au statut de victimes nées et éternelles. Curieusement, une telle pensée, en vogue dans certains milieux universitaires, n’a rien d’émancipatrice, puisqu’elle substitue à l’étude objective de la place des individus dans la société, des rôles prédestinés et figés. La pensée antiraciste, y compris celle de la LICA (qui précédait la LICRA) dans les années 1930, a contribué à poser les bases de cette grille de lecture. En travaillant à asseoir la légitimité du concept de « racisé », la pensée « décoloniale » indigéniste a délibérément racialisé les termes du sujet, remettant en cause la valeur de l’antiracisme universaliste, jouant sur l’essentialisation et la justification de formes de séparatisme. Or, sauf à porter des lunettes teintées idéologiquement, la couleur ne saurait déterminer un degré de culpabilité, pas plus que l’histoire ou encore l’attachement à une culture ou à un pays. Ce qui n’interdit pas de réfléchir aux crimes du colonialisme et à ses héritages dans la société.
La diabolisation de la question
La notion de racisme anti-Blancs n’est pas une imposture au motif qu’elle est, incontestablement, un mécanisme utilisé par les racistes à l’encontre des minorités qu’ils honnissent : criminaliser l’objet de sa haine est un classique. L’instrumentalisation des données du problème est ancienne ; le fait qu’elle ait de tout temps fonctionné à plein régime et servi à justifier bien des postures de haine ne clôt pas le sujet pour autant. Ou alors, là aussi, il faudrait renoncer à analyser les faits dans leur singularité et leur nouveauté pour s’en tenir à un modèle de compréhension unique et ahistorique.
Quant au Front national, non, il n’est pas l’inventeur de la notion de racisme anti-Blancs qui émerge dans le débat public au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de décolonisation. On parle de « blancophobie » aux Antilles dès la fin du XIXe siècle, on s’interroge sur la xénophobie de Marcus Garvey dans les années 1920 et la LICA met très officiellement en garde contre « néoracisme antiblanc » à partir de 1960. Les contextes diffèrent, ainsi que les acteurs et leurs motivations, même s’il est vrai que la notion devient rapidement un des chevaux de bataille de l’extrême droite. Diaboliser la notion parce que l’extrême droite puis la droite nationale populiste s’en est emparée, en en brouillant les contours, l’instrumentalisant et la servant à tout bout de champ, n’est pas non plus un argument sérieux.
Sortir de l’idéologie
Que vaut enfin l’argument selon lequel l’impossible quantification du racisme anti-Blancs serait la preuve même de sa non existence ? Ce n’est pas parce que les statistiques font défaut que les faits n’existent pas. Quant à parler ou non d’un « phénomène », c’est une autre histoire puisqu’il s’agit déjà, dans un premier temps, de nommer et de qualifier au plan juridique l’injure raciale ou l’appel au meurtre.
L’honnêteté intellectuelle suggère le fait d’accepter l’idée que le fait de nommer n’ouvre pas la porte à toutes les dérives. Ces dernières obéissent à d’autres logiques : elles existent, quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, et en prendre prétexte pour taire ne relève pas de l’attitude la plus courageuse face aux défis actuels.
Rien ne s’oppose au fait de concevoir une définition objective du racisme anti-Blancs, conforme aux autres définitions du racisme. De même que l’antisémitisme, le racisme anti-Arabes, anti-Noirs ou anti-Asiatiques se caractérisent par des histoires et obéissent à des dynamiques spécifiques, cette définition a sa propre généalogie. Elle doit être étayée par une observation du réel et s’abstraire des polémiques. La démarche serait de nature à renvoyer dos à dos les empoisonneurs de débat : ceux d’un côté qui voient du racisme anti-Blancs partout, jusque dans la moindre critique émise au sujet de la France, pourvu qu’elle soit formulée par un « non Blancs », et ceux, de l’autre, qui font entendre des cris d’orfraie à la moindre de ses évocations.
[Texte paru initialement sur le blog de l'auteur sur le site www.lemonde.fr. Publié avec son aimable autorisation]