Bassem ASSEH - 26 Juil 2018
Note de lecture : Jake Sullivan et le retour espéré aux fondamentaux progressistes chez les Démocrates américains
Jake Sullivan a été l’un des piliers de la campagne de Hillary Clinton en 2016. C’est un expert des relations internationales, domaine dans lequel il a travaillé auprès du président Barack Obama puis auprès du vice-président Joe Biden. Mais dans un papier récent publié Democracy Journal (20/06/2018,
https://democracyjournal.org/arguments/the-new-old-democrats/), il aborde plus largement la question de la gauche américaine. Le titre donne une idée de ce que promeut désormais Sullivan : « The New Old Democrats » que le chapeau explicite ainsi : « Nous ne sommes plus dans les années 1990. Le peuple veut que le gouvernement résolve de grands problèmes. Voilà comment les Démocrates doivent répondre ».
Il commence son essaie en rappelant que jusqu’au début des années 1980 les Républicains et les Démocrates s’entendaient sur l’idée selon laquelle un effort gouvernemental est nécessaire pour régler les grands problèmes auxquels la société fait face. Il rappelle notamment l’anecdote sur une loi de 1971 qui a failli passer et qui aurait offert un service universel de garde d’enfants. La loi avait quatre fois plus de soutiens dans les deux chambres américaines que d’opposants. Quatre fois plus ! Elle fut néanmoins rejetée à la dernière minute par Richard Nixon.
Sullivan met en lien le recul net du rôle de l’état entamé avec Reagan dans les années 1980 avec
- la stagnation économique de la fin des années 1970,
- le renforcement idéologique des tenants de la politique de l’offre,
- la montée en puissance de la question raciale,
- un lobbying efficace du monde de l’entrepise pour une réduction des réglementations et un démantèlement de la sécurité sociale.
La suite, nous la connaissons : plus de 30 ans de présidences républicaines et démocrates où le rôle de l’état est réduit à sa plus stricte nécessité, très loin du « New deal » de Roosevelt luttant contre la grande dépression des années 1930 et de la « Great society » de Johnson luttant contre la grande pauvreté.
Jake Sullivan considère que nous sommes désormais devant un nouveau tournant similaire à celui porté par Reagan. Après la crise de 2008 et la grande récession qui l’a suivie, après des décennies de stagnation salariale, de creusement des inégalités et de sous-investissement dans les services publics, une nouvelle phase s’annonce. Elle sera différente de la précédente quant au rôle de l’état, que ce soit chez les Républicains ou chez les Démocrates.
Sullivan constate que c’est le centre de gravité de la politique américaine toute entière qui bouge vers « plus d'état » : « Le rôle du gouvernement dans la vérification des excès du marché libre et dans le soutien aux travailleurs et aux familles devrait et sera redéfini dans les prochaines années. La question est comment ». Il appelle ses amis du Parti démocrate à reprendre les idées de Roosevelt sur la nécessité de corriger les excès du capitalisme et celle de Johnson sur le fait que l'état peut mettre en œuvre ces corrections. Néanmoins, Sullivan souligne que ces idées sont désormais à appliquer dans un paysage économique nouveau, différent. Il appelle donc à la montée en puissance des « Nouveaux anciens démocrates » (« new old democrats »).
La facette « ancienne » de ces « nouveaux anciens démocrates » qu’il appelle de ses vœux est celle où l’état est capable par ses politiques publiques d’agir lorsque le marché libre — qu’il s’agit de respecter — est défaillant ou lorsque des acteurs en profitent pour leurs intérêts particuliers générant ainsi des niveaux inacceptables de pauvreté ou d’inégalités. La facette « nouvelle » est la capacité des démocrates de 2018 à « marier les principes de Roosevelt et l’ambition de Johnson en les mettant à jour sur le fonctionnement du marché du travail, la façon dont les familles vivent, les modalités d’exercice du pouvoir des entreprises et des gouvernements dans la globalisation, le paysage d'un 21e siècle tiré par la technologie ». Il reprend à son compte les propos de Joe Biden : « la classe moyenne ce n’est pas juste un nombre, c’est un ensemble de valeurs » dont il propose de faire le cœur de l’action des « nouveaux anciens démocrates ». Il appelle enfin de ses vœux l’invention de nouvelles solutions qui répondent aux enjeux du monde d’aujourd’hui et de demain, pas à celui d’hier (ce qu’il reproche explicitement à Bernie Sanders).
Pour mettre en œuvre cette nouvelle vision, Sullivan propose quatre grandes orientations :
- « Reconnaître que le futur du travail est en réalité le présent du travail » avec mise en œuvre des moyens de négociation sur les salaires, les conditions de travail ainsi que les protections sociales quelles que soient les nouvelles formes de travail
- « S’attaquer à la nouvelle concentration de la richesse et du pouvoir par le biais de la fiscalité et de la politique sur les monopoles et de manière à promouvoir une classe moyenne plus saine et une démocratie plus saine ».
- S’attaquer à la dimension géographique des opportunités et de leur absence de manière à faire revivre une classe moyenne quelles que soient les régions
- « Forger un nouveau partenariat avec le monde de l’entreprise adapté aux réalités du 21e siècle » qui s’appuie sur une meilleure répartition des richesses complétée par de réels investissements en infrastructures et en recherche : la prospérité de tous est un avantage pour les entreprises
Reste un dernier dilemme généralement mis en avant : faut-il privilégier la question économique (« bread-and-butter economic issues ») ou la question des identités (« identity politics ») ? Sullivan considère que les deux sont complémentaires et que l’une ne peut être traitée sans l’autre. Et il appelle à nouveau Roosevelt à la rescousse : « Nous essayons de construire une société plus inclusive. Nous allons faire un pays dans lequel personne n’est laissé pour compte ».
Néanmoins, Sullivan, typique de la génération actuelle de leaders démocrates, illustre la version « 21e sicèle » de cette assertion rooseveltienne par la volonté d’aider « tous les Américains sans distinction de genre, race, orientation sexuelle ou origine nationale ». Il montre probablement par cet exemple, plus parce qu’ils ne contient pas que par ce qu’il contient, que la question des identités tient le haut du pavé dans ses préoccupations politiques bien devant la question de classe sociale dans le sens classique ou modernisé de l’expression. Il balaie ainsi les critiques argumentées que subit la gauche américaine sur ce sujet sans réellement y répondre : des plus anciennes (Walter Benn Michaels) au plus récentes (Mark Lilla ou Yascha Mounk).
Au final, cet essai est stimulant sur un nombre important de sujets où Sullivan propose des pistes sérieuses, parfois innovantes, souvent agréablement surprenantes de la part de quelqu’un qu’on aurait imaginé plus centriste que réellement à gauche (impôt sur la fortune, apprentissage, crédit d’impôt, « job guarantee », etc.). Il lui manque néanmoins un peu plus d’analyse de l’échec de 2016 de manière à veiller à ne pas répéter les mêmes erreurs en 2020. Il lui manque aussi la question démocratique (comment redonner confiance en la démocratie à des générations qui s’en éloignent progressivement mais sûrement). Cette question devrait être au cœur du retour de la gauche au 21e siècle. Et elle devrait être mise en perspective notamment avec les relations internationales (ces dernières étant pourtant la spécialité de Sullivan, son métier en somme). Un autre manque dans son propos m’étonne également : aucune réflexion sur la question environnementale (qui n’est probablement pas vraiment « rentable » électoralement aux Etats-Unis et qui reste pourtant central pour l’avenir de la planète — donc l’écosystème des sociétés humaines — au moins autant que l’est la question socio-économique pour l’avenir des sociétés humaines).
Il n’en reste pas moins que globalement, ce texte fera date parce qu'il ouvre la voie, à gauche, pour un retour en force des progressistes américains bien loin de l’offre centriste-libérale des dernières décennies. Bien loin des mesures renforçant les couches les plus aisées de la société, Sullivan fixe le retour en force de la classe moyenne comme objectif à ces « nouveaux anciens démocrates » qu’il appelle de ses vœux.